Sur le fil

Six questions en quête d’acteurs

Depuis le début 2015, la Branche Famille a engagé une démarche prospective 1. Celle-ci s’est nourri des travaux internes, de travaux d’experts 2, mais aussi d’autres travaux, notamment ceux conduits par France stratégie sous l’égide de Jean Pisani Ferry 3. Ces travaux ont alimenté les réflexions des journées des directeurs de Caf, les 11 et 12 juin et d’un séminaire des Conseil d’Administrations de la Cnaf le 10 et 11 septembre, des journées des présidents de CA les 2 et 3 décembre. Ils ont nourri aussi une réflexion personnelle et mes interventions aux congrès de l’Unaf à Montpellier le 13 juin et au colloque de Cerisy sur le « bébé sapiens », le 18 septembre. Cela m’a conduit à identifier les six questions majeures que nos sociétés auront à régler d’ici dix ans, et de préciser la contribution que la protection sociale peut apporter à la résolution de ces questions. Autrement dit, une nouvelle conception du progrès. A l’occasion de cette année finissante, j’en donne un résumé sur ce blogue.

Six questions en quête d’acteurs
Relever les défis d’aujourd’hui, ceux de 2016, à la lumière de 2025.

Que sera la société en 2025 ? Nul ne le sait. Ce qu’elle devrait être, en revanche, nous le savons ; les questions qu’elle devrait, au minimum, avoir réglées, les mutations qu’elle devrait avoir, a minima, digérées. Une sorte d’utopie réaliste. Utopie, certes, car les réponses à toutes ces questions peuvent nous paraître hors de portée. Réaliste aussi car les projections que j’ai voulu faire ne sont celles d’une société idéale, où régnerait l’abondance et le bonheur, la concorde générale et la capacité de chacun de se réaliser. Mais à tout le moins une société qui aurait réussi à sortir des cinquante ans de « crise » qui ont commencé au milieu des années 70 pour renouer avec trente (voir pourquoi pas cinquante) « nouvelles glorieuses », d’une toute autre nature que celles qui ont suivi la dernière conflagration mondiale, mais avec ceci de commun que la plus grande partie de la population pense que « demain sera mieux qu’aujourd’hui ». A mon sens, une telle société, aura du digérer six questions majeures, non sans conflits et tensions internes et externes, mais sans passer on l’espère par la case « guerre mondiale » et son lot de violences et de souffrances ( c’est pourquoi je n’aborde pas ici la question  » djihadiste », importante, mais qui est justement la forme que prend aujourd’hui le risque de guerre) . Sur chacune de ces questions, la protection sociale (plus du tiers du PIB dans un pays comme le notre) à une contribution à apporter. Que je développerai dans des contributions futures.

1. La première, la plus importante à mon sens, car la plus systémique, c’est la question écologique. Nous aurons je l’espère cessé de continuer à réchauffer l’atmosphère. La plus difficile aussi, car la plus globale et nous n’en prenons pas encore le chemin tant les tendances dans ce domaine sont difficiles à inverser, et ce, malgré le succès incontestable de la Cop 21. À tel point que la plupart des citoyens en conçoivent un fatalisme teinté de découragement, face au sentiment paradoxal d’urgence et d’impuissance. « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » est-on tenté d’objecter, tant c’est essentiel pour éviter une catastrophe climatique. Source de conflits et de tensions sans précédent. Notons que si nous arrêtons de réchauffer l’atmosphère, nous n’éviterons pas une augmentation probable de de 2°C au regard du debut de l’ère industrielle (même si la Cp 21 a fixé de façon volontariste, et tant mieux, 1,5°). Ce qui conduira à une augmentation du niveau du niveau de la mer, à une relocalisation des terres cultivables et à des phénomènes migratoires puissants qui vont s’accentuer et qu’il faudra, en toutes hypothèses, gérer. Au demeurant, les investissements nécessaires pour arrêter la tendance au réchauffement peuvent être un puissant facteur de reprise de la croissance, même si c’est sur des rythmes plus lents, tels qu’ils sont mesurés aujourd’hui, et avec un on tenu différent, avec une croissance plus économe en énergie et en matières premières.

2. La seconde question que nous devrons avoir réglée, c’est la question économique. Nous vivons dans un monde où la croissance économique, telle qu’elle est mesurée par le PIB, est plus lente, mais où le relai pourrait être pris par une croissance du bien-être, ce qui nécessitera de nouveaux indicateurs de richesse, en plus du PIB. Véritable mutation car tous nos mécanismes de régulation économique sont assis sur l’hypothèse de la croissance, qu’il s’agisse de partage des richesses, de l’emploi, de la redistribution…. Ils ont pu se maintenir d’abord grace à l’inflation qui en a maintenu l’illusion jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, mais qui a suscité de telles craintes que nous sommes aujourd’hui parfois tentés par la déflation, malgré les conséquences dramatiques qu’elle a toujours eu dans l’histoire. Il faut donc à la fois repenser nos mécanismes de régulation (par exemple la négociation salariale, ou les arbitrages sur le financement de la protection sociale) et nous doter de nouveaux indicateurs de croissance, et bien sûr de forme de gouvernabilité de la société adaptée pour réguler cette nouvelle croissance. Il faudra l’alimenter, aussi, et cela pourrait donner un contenu concret à la notion d’investissement social ( et environnemental).

3. La troisième question, c’est la question numérique. Nous avons à digérer la « transition fulgurante » du passage vers une économie, une société et même une humanité 2.0, une véritable révolution économique, culturelle et même anthropologique. Economique car on peut faire l’hypothèse que contrairement aux espoirs de certains, qui n’en apportent d’ailleurs pas la démonstration, l’économie numérique ne sera pas le relais de croissance qui permettra de créer des emplois qu’elle aura par ailleurs détruits. Innovation plus destructrice que créatrice, au moins d’emploi, a organisation sociale et du travail inchangée. Mais internet peut aussi donner une puissance jamais atteinte à l’économie du partage, redonner du sens à l’économie du don (et du contre-don bien sûr). On peut s’attendre aussi à une profonde et rapide évolution des métiers aussi, à laquelle nous ne sommes pas bien préparés. Et pour cause, la plupart des métiers qui en résulteront sont aujourd’hui inconnus.Sociale, sociétal et culturelle, car internet modifie nos modes de relation. Dans dix ans la presse, l’information, se seront adaptés à ce nouveau média. Dans dix ans la vie démocratique, l’expression des mouvements sociaux se seront adaptés à ces nouveaux outils et auront probablement modifié les formes de gouvernance dans la société. Anthropologique (sans pour autant être tombés dans les tentations trans-humanistes ou post- humanistes) car tout cela modifie en partie les humains que nous sommes, En modifiant les modes de socialisation, les modes d’apprentissage, comme les processus cognitifs eux mêmes.

4. La quatrième question, c’est la question sociale. Cette question n’est pas nouvelle, certes. Mais elle a complètement changé de nature par rapport à celle qui a donné naissance à la société salariale, et aux politiques sociales qui ont accompagné son développement.
Nous aurons commencé, j’espère, à inverser la tendance socialement insupportable à l’accroissement des inégalités, à l’échelle nationale, européenne et mondiale. Jamais peut-être les inégalités n’ont été aussi importantes. Thomas Piketti, notamment, a magistralement démontre l’origine de ces mécanismes qui ont un effet délétère sur les mécanismes de solidarité, mais nuisent plus fondamentalement a l’équilibre des sociétés.
L’autre dimension de la question sociale, c’est les réponses que lui apportent les politiques sociales, et notamment la protection sociale. Cela fait maintenant plus de quarante ans que Pierre Rosanvallon a annoncé et diagnostiqué « la crise de l’Etat providence ». Mais le système a continué sur son aire, sans avoir été globalement repensé. A l’issue des soixante-dix ans de la Sécu, il est désormais urgent de repenser l’ensemble du système, à la fois contributif et prestataire, bien sûr, comme cela a été fait en 1945, en tenant compte du cadre existant, mais en fixant une perspective cobsensuelle d’évolution à long terme. De façon à le rendre compatible avec la nouvelle économie, mais aussi mieux adapté aux enjeux sociaux d’aujourd’hui.

5. La cinquième question c’est la question territoriale. Les territoires se sont profondément restructurés depuis des dizaines d’années, avec l’importance prise par les métropoles, et l’inversion prévisibles des flux entre les territoires en croissance et ceux en déclin (cf les travaux de Laurent Davezies).
Nous avons trois questions à résoudre sous celle-ci.
La première est celle de l’architecture des métropoles. Ce n’est pas uniquement une question d’urbanisation. C’est aussi une question environnementale, une question d’organisation des temps de la vie, et une question d’équilibre sociologique. Il faut repenser la métropole et la restructure avec patience et continuité.
La seconde est bien sûr celle des espaces ruraux ou périurbains, mais aussi celles des agglomérations intermédiaires. Il faut reprendre la question de l’occupation de l’espace, notamment de l’espace agricole, à l’heure de la future crise alimentaire mondiale, la question des communications à l’heure de la circulation économe et du coût marginal zéro, la question de l’accès aux services et aux biens dans ces conditions.
La troisième est celle de la gouvernance de ces territoires, à laquelle la loi Notre a tenté d’apporter des réponses, sur bien des sujets novatrices, qu’il reste maintenant à faire vivre, et probablement à adapter ensuite au vu de l’expérience.

6. Enfin, sixième question, la question européenne. Soixante-cinq ans après son lancement, après la crise épouvantable du dernier conflit mondial, qui fut d’abord, comme d’ailleurs le précédent, il y a plus de cent ans maintenant, un conflit européen, l’Europe est aujourd’hui en crise, comme elle ne l’a jamais été ; l’Europe est aujourd’hui en panne, comme elle ne l’a jamais été. En crise l’Europe économique, monétaire et fiscale au point, pour certains, de remettre en cause cet atout majeur pour l’économie européenne que devait être et que devrait toujours être l’Euro. En panne, l’Europe politique incapable d’être unie face aux crises internationales. En panne l’Europe Sociale, en retrait au regard des projets pourtant limités des années quatre-vingt-dix, et bien loin de l’union sociale qui aurait dû faire le pendant de l’union économique et monétaire. Pourtant, la plupart des précédentes questions ne pourront être résolues dans le cadre strictement national, qu’il s’agisse de la politique d’investissement massif dans la transition énergétique, de la mise en place de nouveaux mécanismes de régulation économiques, de la régulation du numérique face aux géants du Gafa, de la reformulation des politiques sociales, de la gestion des flux migratoires, de la gestion des équilibres territoriaux, notamment entre les grandes métropoles européennes, pour ne prendre que quelques exemples. Mais pour qu’elle contribue à la résolution de ces problèmes, il faudra d’abord  » réenchanter l’Europe ».

Pour être résolues, toutes ces questions nécessiteront des acteurs mobilisés, capables de faire évoluer de façon fondamentale les systèmes imbriqués dans lesquelles elles s’insèrent. Cela dépendra de la part des institutions, mais aussi des citoyens, de profondes capacités à se remettre en cause, et, pour reprendre le mot d’ordre du dernier opuscule d’Edgard Morin, a s’impliquer.

« Impliquons nous », c’est peut être le meilleur des vœux qu’on puisse formuler pour 2016 !

2 commentaires

  • Curieux ce blog, vraiment curieux me semble t il…les questions posees sont d evidence justes, mais avec un referentiel tourne vers le passe…
    Deux exemples sur les questions 2 et 3 :
    La croissance, oui, il est probable que nous comptions mal, c est a dire que ce que nous souhaitons mesurer, la richesse d un pays, comme proxy de sa capacite a proposer du bien etre, pourrait etre plus simplement remplace (ou augmente) par des indicateurs de bien-etre, techniquement ces indicateurs existent… mais assume t on d enoncer que l economie vise directement le bien etre et d en tirer les consequences ? Mais sur la croissance elle-meme, la croissance mondiale n a jamais ete aussi elevee que maintenant traduisant un rattrapage _souhaitable_des economies emergentes…et meme les economies de pays tres developpes comme l economie americaine croissent fortement. Faut il alors penser la regulation sociale dans un environnement mondial a croissance faible ? Ou plutot trouver a la france des sentiers de croissance ? Auxquels les politiques sociales par le biais d investissements sociaux peuvent peut-etre davantage contribuer ?
    Sur la question du numerique ? Curieux de ne pas poursuivre la question ? Si nous perdons des emplois, mais pas de la production(celle ci etant assuree par des « machines » intelligentes), comment assure t on la transition vers une population active a 20 ou 20m5% de la population totale au lieu de 40% aujour d hui ? Cette question economique mais surtout sociale a des echeances plus proches que la question climatique…pourtant.

    • Je n’avais pas pris le temps de répondre à votre interpellation. Réouvrant à l’occasion de sa diisparition le livre de Michel Rocard « Suicide de l’occident, suicide de l’humanité », dont je recommande la lecture, j’ai eu envie de revenir sur ce papier, et j’ai retrouvé votre réaction que je publie volontiers.
      En fait ce papier n’avait pas d’autre but que de poser les questions principales auxquelles nous avons à répondre. Sur chacune d’elles, j’ai engagé des travaux au sein de la branche Famille, et avec France Stratégie. Je pense revenir sur les deux que vous avez évoqués prochainement.

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