Démocratie & Spiritualité, In memoriam, Sur le fil

Jacques Delors ou les paradoxes du personnalisme

Le 4 décembre Démocratie & Spiritualité a, avec cinq autres associations (Les amis d’Emmanuel Mounier, Esprit civique, Le Pacte civique, Les Poissons roses et LVN-La Vie Nouvelle) et deux revues (Esprit et France Forum), organisé une rencontre avec Fabrice Larat, chercheur à l’INSP (Institut national du service public, ex-Ena), autour de « Jacques Delors et le personnalisme : les fondements d’un rapport singulier à la politique » . Le titre d’un des chapitres de l’ouvrage consacré à cet « intellectuel autodidacte » et qu’il a coordonné avec Michel Mangenot : Jacques Delors : les paradoxes d’un homme d’État européen.

Discutant dans ce débat, avec Anne Lorraine Bujon et Jérôme Vignon, j’ai évoqué dans mon propos trois moments vécus avec Jacques Delors. D’abord un moment « Vie nouvelle », en 1986, lors du voyage du secteur politique à Bruxelles que Fabrice Larat évoque d’ailleurs dans son texte. Nous étions un petit groupe à déjeuner avec lui. J’ai le souvenir de trois phrases qui sont restées dans ma mémoire. 

J’ai un souvenir prés précis de trois propos : 

Sur l’Allemagne : « Il faut arrêter de demander aux allemands de passer à la blanchisserie »

Sur ses relations avec Michel Rocard sur lesquelles nous l’avions interrogé : « Il faut qu’il arrête de se faire conseiller par des marchands de cravates ».

Sur sa candidature éventuelle à la présidentielle : « Mitterrand il peut y avois des morts dans le pays, il dort la nuit ».

Je rappelle que sur ces deux sujets nous étions à moins de deux ans de la présidentielle de 1988.

1988, un moment Ena : je suis en stage à la Commission, après mon ami Jacques Maire (le fils d’Edmond) et je passe un moment au cabinet où je travaille sur « L’Europe spatiale ». Je me souviens à quel point Jacques Delors était fasciné par l’Ena. Mais là n’est pas mon principal souvenir. Non. C’est celui de son passage à l’émission Le Grand Echiquier de Jacques Chancel où j’ai découvert un Jacques Delors amoureux du jazz, avec une merveilleuse performance de Stéphane Grappelli, et lecteur de l’Equipe. 

1989-1990, un moment AlterEco. Avec d’abord, en juin 1989, une interview que nous avons faite Philippe Frémeaux et moi (sous le pseudonyme à l’époque de Daniel Joussan) sur la question de l’Europe sociale et où il met en avant ce qu’il appelle « le modèle social européen, qu’il s’agisse des principes de la protection sociale ou du rôle des partenaires sociaux et de la négociation collective ». Expression que je reprendrai quelques années après dans mon Repères sur ce sujet qui va devenir un de mes terrains d’investissement.  

Puis, en octobre 1990 l’invitation que nous lui avons faite (je présidais à l’époque l’association des lecteurs) d’être le grand témoin du dixième anniversaire du mensuel créé en 1980 par Denis Clerc. Avec un  débat auquel participais Anton Brender (président du Cepii), Jean-Baptiste de Foucauld (à l’époque Commissaire général adjoint au Plan) et René Valette (président du CCFD). J’ai glané quelques citations révélatrices :

« Le discours du libéralisme économique est inacceptable »

« L’économie doit être au service de l’éthique ».

« Il faut réinventer des idéologies qui laissent à chaque personne sa responsabilité personnelle sans niee que son destin passe par une aventure collective. »

J’aurais pu évoquer deux autres moments. Un moment Join-Lambert dont j’ai oublié la date, quand nous nous sommes croisés à l’occasion de l’anniversaire de Marie-Thérèse qui était proche de lui et dont je profite de l’occasion pour saluer sa mémoire.

Un moment Témoignage Chrétien, en 2009, quand à la demande de Jacques Maillot nous avions signé ensemble et avec d’autres un appel au soutien à ce journal héritier de la gauche chrétienne.

Je n’ai pas pu évoquer précisément, car je n’y étais pas, les deux moments Démocratie & Spiritualité :

1993, au moment de la création car c’est Jacques Delors qui a inspiré aux fondateurs, et notamment à Jean-Baptiste de Foucauld, la création de cette association dans le contexte de la disparition de l’empire soviétique qui conduisait le capitalisme à n’avoir plus de force de rappel.

2018, quand les fondateurs ont envisagé de mettre fin au projet et quand Jacques Delors les a encouragé au contraire à relancer l’association. Ce qui finalement a conduit Jean-Baptiste à prendre contact avec moi pour cela.

C’est la raison pour laquelle nous avons sollicité Jacques Delors quand nous avons fait un ouvrage pour saluer son action quand il m’a laissé la présidence de l’association, en 2020. Contribution qui, compte tenu de son état de santé à l’époque a été faite avec le concours de Jean-Pierre Bobichon.

Jacques Delors nous a quitté il y a deux ans. Il aurait eu 100 ans cette année. C’est ce double anniversaire qui a conduit six associations (Les amis d’Emmanuel Mounier, Démocratie & Spiritualité, Esprit civique, Le Pacte civique, Les Poissons roses et La Vie Nouvelle) et deux revues (Esprit et France Forum) à organiser une rencontre avec Fabrice Larat, chercheur à l’INSP (Institut national du service public, ex-Ena), autour de « Jacques Delors et le personnalisme : les fondements d’un rapport singulier à la politique » . Le titre d’un des chapitres de l’ouvrage consacré à cet « intellectuel autodidacte » et qu’il a coordonné avec Michel Mangenot : Jacques Delors : les paradoxes d’un homme d’État européen.

On s’est parfois demandé si Delors était plutôt héritier de la démocratie chrétienne (il a été brièvement membre du MRP, puis de la Jeune République, parti créé dans l’entre deux guerres par Marc Sangnier) ou de la social démocratie (il a été, brièvement également, adhérent du PSU, puis, bien plus tard membre du PS de François Mitterrand). En fait, plus que l’un ou l’autre, sa référence fondamentale, celle qui faisait « l’unité de l’homme’, c’est le personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier auquel il est resté fidèle tout au long de sa vie, depuis sa découverte à la Libération.

Un personnalisme tout à la fois critique de l’individualisme libéral et du collectivisme et qui, plus qu’une philosophie politique est une philosophie de l’action, ou plus exactement une éthique de l’action, « une perspective, une méthode, une exigence » comme   l’a rappelé Anne Lorraine Bujon, directrice de la rédaction d’Esprit. Avec cette visée éthique qui était celle de Paul Ricoeur : « la recherche de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ».

Un personnalisme qui puise ses racines dans sa foi chrétienne ; mais un personnalisme profondément laïque (rappelons que Jacques Delors a fait partie du groupe « Reconstruction » au sein de la CFTC qui a porté la déconfessionnalisation de la confédération et à sa transformation  en CFDT), qui, comme celui d’Emmanuel Mounier, n’est au service d’aucun prosélytisme. Mais un personnalisme qui intègre la dimension spirituelle de l’humanité et l’a conduit , à la fin de son double mandat de dix ans à la présidence de la Commission à en rappeler l’importance pour la construction européenne avec son souci de « donner une âme à l’Europe », comme pour la démocratie. C’est d’ailleurs la pensée de Jacques Delors qui a inspiré à ses fondateurs l’idée de « Démocratie & Spiritualité ».

« L’unité de l’homme » n’interdit pas d’en rappeler aussi les paradoxes, paradoxes qui sont pour partie aussi ceux du personnalisme.

Paradoxe d’un « ingénieur du social » qui fut surtout reconnu pour ses responsabilités dans la politique économique et qui essaie de garder cette dimension sociale dans la gestion du tournant de la rigueur en 1983. Paradoxe surtout du choix de poursuivre la construction européenne par le marché,  ce marché unique qui prolongeait le marché commun des pères fondateurs, alors que cette méthode était elle-même contestée par les penseurs de la revue Esprit à laquelle il est resté fidèle toute sa vie. Paradoxe d’avoir porté la thématique de la dimension sociale du marché intérieur sans que cela fasse réellement décoller cette Europe sociale qu’il appelait de ses vœux  au delà d’un moyen de compenser (partiellement) les risques de dumping social. Au point d’être aujourd’hui reconnu comme ayant été l’un des artisans de cette Europe libérale qui a été rejetée en France avec le référendum de 2005.

Paradoxe de l’engagement citoyen qui préfère le syndicalisme ou les réseaux et les clubs aux partis politiques où il ne s’est jamais senti à l’aise. Paradoxe du héraut de la 2ème gauche (avec Michel Rocard et Edmond Maire) mais qui a toujours choisi la loyauté envers François Mitterrand. Paradoxe du citoyen engagé qui refuse l’obstacle de se soumettre au scrutin, avec comme seul mandat celui de maire de Clichy sous bois, et surtout le refus de s’engager dans la présidentielle de 1995. Paradoxe peut-être d’un personnalisme communautaire qui n’a pas suffisamment pensé la question du pouvoir.

 

Paris, Croulebarbe, le 7 décembre 2025

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