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La Sécu, une octogénaire bien vivante

La Sécu, une octogénaire bien vivante : dans son numéro d’octobre, la Revue Esprit a publié sou ce titre un papier que j’ai rédigé à l’occasion des 80 ans de la Sécu.

Ordonnance du 4 octobre 1945 relative à l’organisation de la Sécurité sociale. Archives nationales 19780549/4

Alors que nous célébrons les 80 ans de la Sécurité sociale, Daniel Lenoir, inspecteur général honoraire des affaires sociales, rappelle les objectifs fixés par le Conseil national de la Résistance et indique les défis auxquels elle doit répondre aujourd’hui.

Le 4 octobre 1945, le gouvernement provisoire de la République française adoptait l’ordonnance « portant organisation de la sécurité sociale », première étape de la mise en œuvre du « plan complet de sécurité sociale » prévu au programme du Conseil national de la Résistance (CNR), Les Jours heureux1. Qu’en est-il de cette Sécurité sociale, dont nous célébrons les 80 ans en cette rentrée 2025 ?

Elle est, en tout cas, au cœur de notre actualité politique : réforme des retraites qui n’est pas passée dans l’opinion, projet de suppression de l’abattement de 10 % pour frais professionnels pour les retraités, mesures d’économies drastiques sur l’assurance maladie, perspective d’une quatrième réforme de l’assurance chômage, annonce d’un plan en trompe-l’œil de lutte contre la fraude sociale ou encore retour du vieux projet d’allocation sociale unique… En corollaire, avec plus d’un tiers du produit intérieur brut (PIB), elle est omniprésente dans notre quotidien, symbolisée par la carte Vitale qui, depuis vingt-cinq ans, a permis d’organiser le remboursement des soins.

Elle fait aussi l’objet d’un doute profond, loin de l’élan consensuel qui avait présidé à sa création, comme soumise à une forme d’injonction paradoxale. D’un côté, l’aspiration au retour à un passé mythifié, celui de La Sociale2, dont les derniers feux ont brillé avec la retraite à 60 ans en 1982. De l’autre, une volonté d’« endiguement » de la montée inexorable de protections accusées de tous les maux, poursuivie par les néolibéraux rejoints par les sociolibéraux. Dans les deux cas, on oublie que le contexte a considérablement changé depuis quatre-vingts ans : sortir de cette fausse alternative suppose de répondre à cinq défis.

Un revenu garanti

« Assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail », tel était l’objectif assigné à la Sécurité sociale par le CNR. Comme le révèlent chaque année les rapports des associations de solidarité comme le Secours catholique3, les prestations en espèces (retraite, indemnités journalières maladie, allocations chômage) puis les minima sociaux (minimum vieillesse, allocation adultes handicapés, revenu minimum d’insertion [RMI] puis revenu de solidarité active [RSA]), conçus comme autant de filets de sécurité, n’ont pas permis de l’atteindre. Au contraire, le niveau trop faible des minima sociaux et un taux de recours insuffisant, notamment pour le RSA, font apparaître des trous considérables dans ce filet de sécurité, que la condition de quinze à vingt heures d’activité et une politique de contrôle tatillonne vont accroître.

« Assurer à tous les citoyens des moyens d’existence », tel était l’objectif du revenu universel, ou revenu de base, lancé assez maladroitement par Benoît Hamon en 2017. C’est aujourd’hui techniquement possible avec la mise en place de la solidarité à la source en miroir du prélèvement à la source, qui permettrait le versement d’un tel revenu de base regroupant un ensemble de prestations sous forme d’allocation mensuelle pour ceux qui sont en dessous du seuil d’imposition et sous la forme d’une déduction fiscale pour les autres, déduction qui pourrait se substituer en tout ou partie à d’autres déductions existantes comme celle pour frais professionnels.

Un tel revenu deviendrait le socle des prestations en espèces de la Sécurité sociale et permettrait d’envisager dans de meilleures conditions des réformes nécessaires, comme de reprendre plus calmement le projet d’un régime unique de retraite pour gérer dans le temps les ajustements, ou de mettre en place un vrai congé parental partagé entre les deux parents.

Un accompagnement tout au long de la vie

« [La Sécurité sociale] assure, pour toute personne travaillant ou résidant en France de façon stable et régulière, la couverture des charges de maladie, de maternité et de paternité ainsi que des charges de famille et d’autonomie4. » Souvent identifiée à l’assurance maladie, la Sécurité sociale a ainsi progressivement pris en charge les soins curatifs, puis d’accompagnement et maintenant palliatifs.

Mais toutes les phases de la vie ne sont pas logées à la même enseigne. La cinquième branche créée pour couvrir les risques « dépendance et handicap » n’a pas apporté une réponse réelle à des besoins croissants. Pour la petite enfance, les structures d’accueil restent notoirement insuffisantes pour accompagner « les 1 000 premiers jours5 » de tous les enfants, ambition du premier quinquennat Macron.

Trous dans la couverture territoriale aussi. Le phénomène des déserts médicaux en est la manifestation la plus sensible pour les Français. Le droit opposable aux soins palliatifs risque de se heurter également à l’absence de structures d’accompagnement pour un Français sur deux. Il en va de même pour les crèches que le projet de « service public de la petite enfance » est loin d’avoir résolu.

Sécurité sociale et sécurité environnementale

Inventée au cœur du deuxième conflit mondial par William Beveridge6 pour régler après-guerre une question sociale qui restait centrale, la Sécurité sociale n’aurait-elle rien à dire sur la question centrale d’aujourd’hui, la question environnementale ? Il lui est plus facile de le faire pour les prestations en nature en incitant les hôpitaux, les Ehpad, les crèches à limiter leur impact environnemental. C’est plus difficile pour les prestations en espèces qui viennent alimenter la consommation des ménages. Les réflexions en cours visant une sécurité sociale alimentaire, et avec elle l’accès à une alimentation de qualité produite dans un cadre respectueux de l’environnement, témoignent de cette préoccupation. Mais la Sécurité sociale peut aussi couvrir les risques émergents liés à la crise climatique, comme elle a su couvrir hier les risques émergents liés à l’industrialisation, par la mise en place d’une « Sécurité sociale climatique7 ». Inclure cette dimension environnementale conduirait à inscrire les comptes de la Sécu dans une nouvelle comptabilité nationale qui la libère de la dictature du PIB : en effet, de même que les externalités négatives ne sont pas déduites du calcul de la richesse, leur compensation ou les externalités positives que procure la Sécurité sociale (par exemple l’accroissement de la durée de la vie en bonne santé) ne sont pas comptabilisées.

Cette nouvelle comptabilité valoriserait davantage l’investissement social que constitue pour une part la dépense sociale, notamment les dépenses de prévention, aujourd’hui parent pauvre du système.

Passer du consentement à l’impôt au consentement à la solidarité

La figure du déficit, du « trou de la Sécurité sociale », est régulièrement convoquée pour justifier des mesures restrictives, hier pour les retraites, aujourd’hui pour l’assurance maladie. En réalité, le déficit n’existe que parce que les contributions ne sont pas régulièrement ajustées aux dépenses, comme c’est le cas dans une mutuelle, par exemple. Le problème n’est pas le déficit mais la volonté des gouvernements successifs de plafonner, voire de diminuer, la part des prélèvements obligatoires qui financent l’État social, plus importante que celle de l’État ou des collectivités territoriales.

Le déficit n’existe que parce que les contributions ne sont pas régulièrement ajustées aux dépenses.

Il est vrai que la France se singularise par un niveau de prélèvements obligatoires particulièrement élevé, qui s’explique principalement par le poids des retraites. Mais on n’a jamais pu fixer le montant du niveau maximum de prélèvements au-delà duquel leur rendement commence à diminuer. En réalité, la question du niveau de prélèvement obligatoire consacré à la Sécurité sociale n’est pas d’ordre économique mais d’ordre politique : c’est celle du consentement à la solidarité. Inventée à la fin du xviiie siècle pour régler la question fiscale, la notion de consentement à l’impôt s’est d’abord appliquée aux fonctions régaliennes de l’État. Or, aujourd’hui, les deux tiers des prélèvements concernent les fonctions de solidarité exercées par la Sécurité sociale. Compte tenu de leur poids et de leur spécificité, le consentement ne peut plus reposer sur les seules procédures, mises en place pour s’assurer du consentement à l’impôt, comme a cherché à le faire le plan Juppé avec l’institution des lois de financement de la Sécurité sociale. Il doit devenir consentement à la solidarité. Ce consentement repose d’abord sur le sentiment que personne ne profite abusivement du système. C’est la seule vraie justification à la lutte contre les fraudes et les abus, qui servent trop souvent de bouc émissaire facile du déficit. De façon générale, il repose sur le sentiment de justice sociale.

Il nécessite aussi de redonner de la visibilité aux prélèvements sociaux en sortant du principe de la non-affectation des recettes aux dépenses, de revenir à l’intuition des fondateurs de cotisations sociales affectées aux différents risques et d’élargir cette idée aux autres ressources, notamment à la CSG (contribution sociale généralisée).

Revivifier la démocratie sociale

Il y a un paradoxe de la Sécurité sociale : si c’est aujourd’hui la principale manifestation de la troisième valeur de la République, la fraternité, elle n’en est pas pour autant créditée. Il y a eu une dérive par rapport à l’objectif initial d’une « gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État8 », l’équilibre s’étant régulièrement déplacé au profit de ce dernier, comme en témoignent aujourd’hui les conditions de négociation du régime d’assurance chômage.

Pour les pères fondateurs, les deux objectifs étaient pourtant indissociables car la gestion par les représentants des intéressés devait conduire à développer une forme d’« affectio societatis » pour la Sécurité sociale et rendre plus concrète et moins bureaucratique la solidarité. C’est aussi ce qui a justifié pendant longtemps le maintien de caisses spécifiques, pour les indépendants par exemple, et encore aujourd’hui pour les agriculteurs.

Comme la démocratie représentative avec les lois de financement de la Sécurité sociale, cette démocratie sociale a perdu de sa capacité à assurer cette « affectio solidarietatis », condition du consentement. À l’image des conférences citoyennes, il faudrait développer la démocratie participative pour éclairer les arbitrages qui sont nécessaires : quel taux de remplacement pour les revenus d’activité ? Quels produits ou prestations rembourser ? Quel est le bon niveau du revenu minimum ? Le nouveau rôle du Conseil économique, social et environnemental chargé désormais d’organiser des consultations publiques et des conférences citoyennes pourrait permettre de développer cette fonction en l’articulant avec une démocratie sociale revivifiée.

Esprit, numéro d’octobre 2025 

1. Conseil national de la Résistance, Les Jours heureux, 15 mars 1944.

2. Voir le film documentaire La Sociale de Gilles Perret, sorti en 2016.

3. État de la pauvreté 2024. Prestations sociales : quand la solidarité s’éloigne, Secours catholique, 2024.

4. Code de la sécurité sociale, article L. 111.1.

5. Les 1 000 premiers jours. Là où tout commence. Rapport de la commission, Ministère des Solidarités et de la Santé, septembre 2020.

6. William Beveridge, Report on Social Insurance and Allied Services (« Rapport sur l’assurance sociale et les services connexes »), dit « rapport Beveridge », Londres, 1942

7. Mathilde Viennot (coord.), Marine de Montaignac et Alice Robinet, Repenser la mutualisation des risques climatiques. Rapport, Haut-Commissariat à la stratégie et au plan, juin 2025

8. Conseil national de la Résistance, Les Jours heureux, programme cité, p. 4.

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