Dans son numéro 185 (janvier – mars 2025) qui vient de sortir le bulletin de « L’amitié Charles Péguy » a publié une interview de moi par Nicola Faguer, que j’ai plaisir à reproduire ici au retour de mon « pèlerinage annuel » de Palaiseau à Chartres (du 8 au 11 mai).
Daniel Lenoir, inspecteur général honoraire des affaires sociales, agronome, sociologue et énarque, a dirigé des organismes de sécurité sociale et de santé. Il préside l’association Démocratie et spiritualité et est éditorialiste à l’hebdomadaire Témoignage Chrétien. Il s’exprime régulièrement sur son blogue “l’âge de raison(s)” (daniel-lenoir.fr – Mes points de vue, mes coups de cœur, mes engagements).
1. Comment avez-vous connu la figure de Péguy ?
J’ai découvert Péguy quand j’étais au Lycée, dans le « Lagarde et Michard ». Mais pas en cours de français : Péguy sentait un peu le souffre à cause, je pense, de sa récupération par les pétainistes. Mais par ce qu’en disait mon père qui m’avait conduit à lire des extraits de sa poésie.
J’avais été marqué par le rythme prosodique de la marche de Marie, la mère de Jésus, dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc.
Depuis trois jours elle pleurait.
Depuis trois jours elle errait, elle suivait.
Elle suivait le cortège.
Elle suivait les événements.
Elle suivait comme à un enterrement.
Mais c’était l’enterrement d’un vivant.
C’est resté enfoui dans ma mémoire et c’est remonté quand j’ai perdu mes parents et mon fils de cinq ans, victimes de la violence routière, il y a trente-six ans. Depuis, la figure de Péguy ne m’a pas quittée.
2. Quels traits de sa personne ou de son œuvre vous ont marqué le plus ?
J’ai d’abord été touché par sa poésie, notamment Le Porche du mystère de la deuxième vertu que j’ai ruminé à cette époque-là. J’ai découvert plus tard ses « essais » publiés dans les Cahiers de la quinzaine. Il m’invite à une pensée méditative. Comme avec Blaise Pascal ou Simone Weil, j’aime penser-méditer avec lui, mais aussi contre lui. Ce sont les mêmes raisons qui font d’eux des croyants qui font de moi un agnostique.
J’ai parfois du mal avec les airs de paysan de la Loire qu’il se donne tout en continuant à revendiquer sa qualité de philosophe, avec sa « foi du charbonnier » et sa dévotion mariale qui pourrait passer pour de la mariolâtrie. Mais le rythme
pédestre des alexandrins de la Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres sont aussi l’expression de ce chemin qui est pour lui plus important que la destination, « c’est le chemin qui importe et quel chemin on fait » (1) : c’est l’expérience que je refais chaque année depuis 2020 pour essayer de sortir du Covid long qui m’affecte depuis cinq ans en refaisant en solitaire son pèlerinage vers Chartres ; les longues litanies du Porche de la deuxième vertu qui accompagnent mes pas aboutissent à ce magnifique hymne à la nuit, cette nuit qui apaise Dieu lui-même et lui permet d’enterrer son fils.
J’ai parfois du mal avec son nationalisme ombrageux et son militarisme militant qui avait conduit en 1913 le lieutenant de réserve Péguy à appeler à fusiller Jaurès dès la déclaration de guerre ; mais aussi à mourir en héros un 5 septembre 1914 au tout début de la bataille de la Marne ; un nationalisme qui ne l’a pas conduit pour autant à rejoindre ces maurassiens qui voulurent pourtant le récupérer au début des années quarante : « Rien n’est contraire aux mystiques françaises comme les politiques de l’action française » (2) ; j’aime l’idée qu’il se fait de la France, comme une entité spirituelle aux héritages multiples, idée que j’applique aussi à l’Europe.
L’ingénieur que je suis ne partage pas toujours son antimodernisme qui pourrait parfois passer pour réactionnaire. Mais je vois surtout dans sa critique de la modernité une critique élargie du capitalisme, une critique spirituelle, et pas seulement économique et sociale, qui renoue avec l’inspiration évangélique : « Le monde et le régime moderne est le règne de l’argent » (3) . On peut voir dans sa dénonciation du primat de la valeur d’échange sur les autres valeurs une critique par anticipation de l’extension infinie du domaine du marché chère aux néolibéraux : « C’est cette universelle négociation qui fait cet universel avilissement » (4) .
J’aime sa mystique républicaine. J’aime son engagement « pour l’établissement de la République socialiste universelle » (5), son socialisme républicain héritier de Pierre Leroux et de Joseph Proudhon, son socialisme moral, sa mystique socialiste. Et
j’aime son avertissement « Tout commence en mystique et finit en politique » (6) ; mais attention il n’oppose pas plus mystique et politique que Max Weber n’oppose « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité ». Il faut lire la suite, toute pascalienne, du propos péguyste : « L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance » (7) . Cela m’a inspiré dans tous mes engagements professionnels ou citoyens.
J’aime son anticléricalisme viscéral, qu’il applique tant aux curés qu’aux grands prêtres de la raison ou du socialisme. J’aime son populisme, son amour pour le peuple, « profondément et véritablement peuple, aussi profondément, aussi véritablement roi » (8) . J’aime aussi sa spiritualité incarnée, ce qu’il appelle l’« âme charnelle », celle qui reproche aux kantiens d’avoir « les mains propres parce qu’ils n’ont pas de mains » (9)
J’aime son amitié pour le juif Bernard Lazare, « un Prophète de la race des Prophètes dans la race du peuple d’Israël » (10) , et sa lutte prophétique contre l’antisémitisme lui qui fut l’un des premiers dreyfusards ; et à travers lui son amitié profonde pour les juifs, exprimée là aussi en des termes prémonitoires : « Je connais bien ce peuple. Il n’y a point sur la peau un point qui ne soit douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d’une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. » (11) Une force de rappel qui doit nous permettre d’éviter que les condamnations nécessaires aujourd’hui d’un sionisme meurtrier ne servent de prétexte à redévelopper ce cancer de nos sociétés qu’est l’antisémitisme. Et j’aime par-dessus tout sa quête de la vérité, « la vérité bête », « la vérité ennuyeuse », « la vérité triste ». « Qui ne gueule pas la vérité, quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires ! » (12) Mais sans pour autant la transformer en théorie, en dogme ou pire, en catéchisme : « une grande philosophie n’est pas cette qui installe une vérité définitive, c’est celle qui introduit une inquiétude » (13) .
3. Une phrase, un mot de Péguy pour la route
« C’est alors Ô nuit que tu vins » du Porche du mystère de la deuxième vertu. C’est celle que j’ai fait graver sur la tombe de mon fils et de mes parents à Nœux-les-Mines.
(1) Le porche du mystère de la deuxième vertu.
(2) Note conjointe sur Descartes et la philosophie.
(3) Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne.
(4) Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie.
(5) Jeanne d’Arc
(6) Notre jeunesse
(7) Notre jeunesse8 Notre patrie
(9) Victor Marie comte Hugo.
(10) Notre jeunesse
(11) Notre jeunesse
(12) Lettre du provincial
(13) Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne.
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