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Le socialisme, une idée neuve en Europe (et dans le monde)

« J’étais, je suis, je serai ! » C’est ainsi que, le 14 janvier 1919, Rosa Luxemburg concluait son dernier article avant d’être exécutée. Un siècle plus tard, on peut appliquer le propos au socialisme comme projet humaniste et démocratique.

Comme la valse, l’avenir du socialisme peut s’écrire à trois temps et en conjuguant trois regards : celui du politiste qui fut l’un des théoriciens de ce qu’on a appelé la ­deuxième gauche, Pierre Rosanvallon ; celui de l’économiste hétérodoxe, Daniel Cohen ; celui de l’essayiste philosophe, et depuis peu leader politique, Raphaël Glucksmann.

J’étais… l’horizon de l’histoire
Chacun des trois auteurs revient, à sa façon, sur l’héritage soixante-huitard. Cette « victoire de l’individu sur ce qui l’empêchait de penser, de vivre, de baiser », comme dit Glucksmann. Daniel Cohen rappelle la coexistence d’une « critique artiste », qui dénonce la société de consommation, et d’une « critique sociale » qui dénonce l’exploitation ouvrière et la vie en usine. Pierre Rosanvallon décrit bien le moment gram­scien des années 1970, cette hégémonie idéologique de la gauche socialiste qui a donné naissance à une pensée ouverte marquée par l’usage du concept d’autogestion et a porté l’élargissement des préoccupations démocratiques à l’ensemble de la société, de l’entreprise à l’État.
Héritage ambigu au demeurant. On pourrait dire : « On attendait le socialisme, et c’est la crise qui est venue. »
La crise économique d’abord, à laquelle la gauche socialiste n’a pas réellement su apporter de réponse, si bien qu’elle s’est trouvée fort démunie quand, en 1981, la victoire fut venue, l’obligeant à se renier deux ans après, sans vraiment assumer le tournant libéral pris alors et, surtout, sans transformer son projet économique en conséquence, restant ainsi à la remorque de la pensée néolibérale.
La crise écologique ensuite, à laquelle, à quelques exceptions près, la gauche socialiste est restée sourde, trop marquée qu’elle était par sa culture productiviste.
La crise idéologique surtout : au moment où elle accédait au pouvoir avec le projet de « changer la vie » pour répondre aux aspirations à l’émancipation qu’avait porté le mouvement de Mai, la pente idéologique s’inversait ; la gauche gagnait la bataille politique mais reculait sur le terrain de l’hégémonie, au profit des idées néolibérales.
« L’histoire n’est pas écrite par des dieux. Elle ne connaît pas non plus de loi immanente infaillible », dit à juste titre Glucksmann. Mais, si elle est écrite par les hommes, c’est parfois à leur insu, ou en rusant avec leurs intentions. L’historien Marc Ferro parle ainsi des « “ruses de l’histoire”, […] ces situations qui n’avaient pas été prévues ou se trouvaient être l’aboutissement quasiment inverse de ceux attendus ».
Par une ruse de l’histoire, la gauche n’a pas vu monter l’individualisme que Mai 68 avait, d’une certaine façon, libéré.
Par une ruse de l’histoire, la gauche a été le cheval de Troie du néolibéralisme.
Par une ruse de l’histoire, les aspirations autogestionnaires se sont retrouvées au service du néocapitalisme comme justification de nouvelles méthodes de management porteuses de nouvelles formes d’aliénation.
Par une ruse de l’histoire, la fin de cette même histoire, qui était annoncée dans une société socialiste réconciliée avec elle-même, a été récupérée par les néolibéraux, voyant dans la chute de l’empire soviétique la victoire définitive des démocraties libérales.
Je suis… au fond de la piscine
« Je suis pessimiste par la raison et optimiste par la volonté », écrivait Antonio Gramsci dans sa prison. Et c’est vrai qu’il y a de quoi être pessimiste sur l’avenir de la gauche socialiste, première, deuxième ou même troisième du nom, si l’on considère que le social-libéralisme en est une nouvelle variante.
La première manifestation est politique, et l’éclatement de la gauche socialiste en est la traduction la plus visible. Mais le pire n’est peut-être pas là. Tous les récits fondateurs du socialisme sont devenus mythologies et n’ont plus qu’un rapport lointain avec la réalité, et même parfois avec la vérité historique.
Ainsi en est-il du compromis social-démocrate que la deuxième gauche n’a pas réellement réussi à installer : Pierre Rosanvallon raconte l’échec des « Assises du socialisme », qui visaient à faire du Parti socialiste un travaillisme à la française. Paradoxe : la gauche socialiste française porte le deuil d’un compromis social-­démocrate qu’elle n’a jamais su assumer et qui, en France, a été développé par la droite gestionnaire jusqu’à son tournant libéral. Ce compromis, désormais moribond, reposait notamment sur l’institutionnalisation du syndicalisme ; mais le syndicalisme est lui-même affaibli, tiraillé entre son émiettement historique et ses responsabilités gestionnaires mal assumées par une partie de ses composantes.
Au cœur de ce compromis, désormais contesté aussi, l’État-providence, dont la crise a été annoncée il y a près de quarante ans par Pierre Rosanvallon, et que, fondamentalement, la gauche socialiste n’a pas réussi à repenser.
À ce compromis social-démocrate on a opposé un nouveau compromis, social-­libéral, porté par certains des héritiers de la deuxième gauche, qui se révèle finalement un compromis impossible. De l’acceptation du marché comme conséquence des libertés économiques, on est passé à l’extension infinie du marché comme moyen « naturel » d’organisation des relations entre les humains. En réduisant la politique à des questions de « gouvernance », le libéralisme a renoué avec l’utopie saint-simonienne du « gouvernement des savants » – aujourd’hui des experts – issus de la fameuse « société civile », et qui devait substituer l’« administration des choses au gouvernement des hommes ». Dans les faits, la porosité croissante entre cette « société civile », issue le plus souvent du monde des entreprises, et les responsabilités publiques, qu’elles soient politiques ou administratives, a conduit à la constitution d’une oligarchie politico-­financière et contribue à une perte de confiance vis-à-vis du politique.
Raphaël Glucksmann décrit bien l’état de délabrement de la société auquel a con­duit ce néolibéralisme. Le développement de l’individualisme a conduit à la solitude, à l’anxiété et à la perte de l’empathie, et les politiques néolibérales, y compris dans leur version sociale-libérale, à un développement constant des inégalités comme à la relégation des populations les plus pauvres dans les nouveaux faubourgs de nos mégamétropoles. Mais, paradoxalement, il produit aussi des moments d’agrégation de ces solitudes malheureuses, de coagulation temporaire des individus dans des mouvements sans lendemain et sans débouché politique. Il produit le populisme, avec sa vision régressive de l’identité nationale et sa vision patrimoniale de l’État-providence.
« La crise, c’est quand le vieux est mort et que le neuf n’est pas encore né, et c’est dans cet interrègne que naissent tous les monstres », écrivait Gramsci. Au moment où la gauche socialiste délaissait le penseur italien, il commençait à nourrir la pensée des refondateurs de la droite, qui se donnaient clairement comme projet l’hégémonie idéologique sur la société.
La gauche socialiste, comme d’ailleurs la gauche libérale et son miroir de droite, n’a pas vu la montée du populisme identitaire. Comme le dit Daniel Cohen, plagiant les auteurs du Manifeste du Parti communiste : « Un nouveau spectre est venu hanter l’Occident : le populisme. »
Je serai… une idée neuve en Europe (et dans le monde)
« Le statu quo n’est plus tenable », dit à raison Raphaël Glucksmann. Il faut tout réinventer, mais en prenant en considération la complexité croissante du monde. Exercice difficile qui suppose de préférer la pédagogie de la complexité à la démagogie des raisonnements binaires auxquels conduit souvent la distinction entre la gauche et la droite. Comme elle s’est confrontée à la révolution industrielle et à ses conséquences sociales au XIXe siècle, l’imagination socialiste doit aussi affronter les deux grandes questions auxquelles l’humanité fait face aujourd’hui.
D’abord, la question environnementale, l’avenir de la planète comme habitat commun de l’humanité. Mais l’écologie politique reste un problème pour la gauche socialiste, et la conversion récente de la plus grande partie de ses leaders ne doit pas faire illusion : elle n’a pas été intégrée dans la vision socialiste du monde, et continue à fonctionner comme un supplément de vert dans les discours électoraux, et, parfois, dans les politiques publiques. Pourtant la réponse à l’enjeu environnemental est socialiste : elle impose de considérer l’environnement non pas seulement comme victime d’externalités négatives (ce qui fonde la fiscalité écologique) mais aussi comme un « bien commun », et donc de le gérer de façon collective, coopérative.
Ensuite, la question numérique. Le socialisme doit se décliner à l’heure des réseaux sociaux. Mais là encore l’histoire a rusé : Internet, conjonction d’un projet militaire et des aspirations libertaires des hippies, annonçait l’émancipation, sans voir les risques d’hypersolitude et d’hyper­contrôle social. Au bout du compte, Internet donne naissance à une sorte de néo-égotisme, où l’homme Narcisse se contemple dans le miroir des réseaux sociaux, où les fausses nouvelles et leur cortège de violences primitives se propagent à la vitesse de la lumière et où Big Brother est partout.
Mais, telle la langue d’Ésope, le numérique peut être la pire ou la meilleure des choses. La pire quand l’Homo digitalis décrit par Daniel Cohen devient l’aboutissement de l’Homo economicus des néolibéraux ; quand il ne laisse plus qu’une place marginale au travail humain, lequel est aussi un moyen d’émancipation. La meilleure quand la puissance de l’outil permet au citoyen de communiquer avec le monde entier, le libère de tâches répétitives et augmente la puissance de l’intelligence humaine.
Le numérique, comme l’environnement, ouvre le champ d’une nouvelle économie publique et sociale, qui donne du sens non seulement à de nouveaux modes de régulation, mais aussi à de nouveaux modes de gestion collectifs, publics ou coopératifs ; mais c’est à l’échelle de la planète qu’il faut imaginer cette nouvelle économie, une échelle où une Union européenne repensée pourrait jouer un rôle déterminant.
Mais la gauche socialiste ne doit pas seulement refonder sa pensée économique, elle doit aussi réinventer ses principes fondateurs. Le socialisme, « la sociale », c’est d’abord la République, l’expression de ce bien commun que nous partageons. Il faut porter l’idée républicaine au-delà de la nation à l’échelle de l’Europe, comme le dit Glucksmann – « Nous ­assumons donc l’horizon d’une république européenne » –, mais aussi à l’échelle planétaire. Le socialisme, c’est aussi la démocratie, contre les oligarchies de tout poil, notamment financières, mais aussi contre le gouvernement des savants et des sachants. Il doit s’incarner dans un mouvement social tourné vers l’avenir, et non dans un populisme régressif.
Surtout, il faut refaire du socialisme une utopie. Né dans l’utopie, il a failli mourir hier du totalitarisme, aujourd’hui du réalisme. Abandonner ses rêves, c’est se condamner au mieux à l’inaction, au pire au cynisme. Ce rêve, c’est d’abord celui de l’émancipation. Celui des travailleurs hier, celui des humains aujourd’hui. Ce rêve peut alimenter non pas une nouvelle mythologie, mais une nouvelle mystique du socialisme : celle de la personne libérée interagissant avec ses semblables, au sein d’une société humaine, fraternelle et co­opérative. C’est à cette condition que l’utopie socialiste peut redevenir une alternative au néolibéralisme, mais aussi aux populismes, comme aux radicalismes, à qui il a donné naissance, et qui menacent aujourd’hui la société des humains de désagrégation.
Il y a un siècle, le socialiste Péguy, désabusé comme nous, regrettait que « tout commence en mystique et fini [sse] en politique ». Redonnons du sens au beau mot de socialisme, en en refaisant une mystique.

 

Paris, le 7 mars 2019

À lire :
Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique. 1968-2018, Seuil, 2018.
Daniel Cohen, « Il faut dire que les temps ont changé… » Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Albin Michel, 2018.
Raphaël Glucksmann, Les Enfants du vide. De l’impasse individualiste au réveil citoyen, Allary Éditions, 2018.
 

 

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