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Les deux formes de la crise de la démocratie

Avertissement : Ce texte est une première tentative de synthèse sur « les crises de la démocratie », dans le cadre de la préparation de l’Université d’été de Démocratie & Spiritualité, sur le thème « Un nouvel humanisme pour régénérer la démocratie ».

Reprenant le diagnostic de Yasha Mounk dans « Le peuple contre la démocratie », le site The Conversation écrivait en 2020 « La « démocratie » est en danger de mort. Parce que deux périls la menacent : la démocratie illibérale (…) et le libéralisme antidémocratique ».

« La dictature c’est ferme ta gueule »

Quand on parle de crise de la démocratie on pense d’abord aux démocraties illibérales, ces démocratures, qui n’ont souvent, comme les démocraties populaires d’hier, de démocratique que le nom. Bien sûr on a raison de s’en inquiéter, car la montée des démocratures, cet oxymorique mot valise formé par la concaténation de démocratie et de dictature, est la manifestation la plus visible de la crise de la démocratie. De l’Iran des mollahs à la Russie de Poutine, de la Hongrie d’Orban à la Chine de Tsi Jinping, et peut-être demain des Etats Unis de Trump 2, à la France de Marine Le Pen et Jordan Bardella, elles ne sont pas toutes de même nature pour autant, la distinction principale résidant, au delà de leur grande diversité, dans la possibilité pour une opposition qui n’est pas décapitée de renverser le pouvoir en place comme cela a été le cas pour Bolsonaro au Brésil, ou pour Trump 1 aux USA, ou pour le Fis en Pologne, ; comme cela pourrait être le cas demain de Meloni en Italie, de Netanyaou en Israel, de Javier Milei en Argentine ou même d’Erdogan en Turquie ou de Narendra Modi en Inde ; alors que ce n’est a priori possible ni en Chine, ni en Russie, ni en Iran, et que cela ne l’a pas été non plus pour la Syrie ou pour le Venezuela.

Si les démocratures sont sans conteste un symptôme d’une forme de crise de la démocratie, l’attirance dont elles sont l’objet ne trouve-t-elle pas aussi sa source dans les difficultés des démocraties libérales à répondre aux espoirs mis par le peuple dans la démocratie.

« La démocratie c’est cause toujours tu m’intéresse »

Car il ne faudrait pas oublier l’avers de la montée des démocraties illibérales, des démocratures : la crise des démocraties libérales ; et ce sous l’effet, notamment, des idéologies néolibérales, dont les expériences fondatrices de Thatcher ou Reagan ont montré qu’elles nécessitaient un pouvoir fort pour imposer le marché comme instance de régulation centrale des rapports sociaux, conduisant à ce libéralisme antidémocratique dénoncé par Le Continent ; il n’est d’ailleurs pas sans signification que la première expérience de mise en place de ce néolibéralisme ait été le Chili de Pinochet, autrement dit une dictature qui ne cherchait même pas à se donner à l’époque le visage d’une démocratie.

Même si c’est sur un mode bien plus tempéré, le macronisme s’inscrit dans cette filiation ; comme tout mouvement politique en la recombinant avec d’autres filiations, plus ou moins instrumentalisées au passage, notamment celle issue du personnalisme et qui s’était incarnée dans ce qu’il est convenu d’appeler « la deuxième gauche » ce qui lui a permis, en 2017, de se donner un vernis social qui s’est rapidement écaillé. Des recombinaisons idéologiques qui peuvent, comme les recombinaisons génétiques, produire des chimères ou des monstres.

Malgré ses spécificités -et elles ne sont pas minces, notamment une Constitution qui est elle-même une recombinaison entre la tradition parlementaire, largement dominante en Europe, et une tradition présidentielle inspirée des Etats Unis (cf. ci dessous),  comme aussi une forte propension à gérer les évolutions par des crises, souvent baptisées de « révolutions », ceci expliquant d’ailleurs en partie cela (et réciproquement). Le cas français est intéressant à analyser car il amplifie par là-même les dérives de la démocratie libérale vers un libéralisme antidémocratique. Cette analyse peut être faite en allant des niveaux les plus superficiels aux plus profonds, comme le faisait Gurvitch en distinguant différents « paliers en profondeur » dans l’analyse de la société.

« Depuis la naissance de la Ve République en 1958, le régime est immanquablement taxé, après chaque élection présidentielle, d’imposer à la France une monarchie républicaine. Le terme est repris régulièrement à partir de l’élection du général de Gaulle à la tête de l’Etat. Il correspond effectivement à la réalité du pouvoir. » (Alain Duhamel)

  1. Il y a d’abord un premier niveau, institutionnel, à la crise de la démocratie en France et qui lui est probablement spécifique : c’est celui de ce régime hybride qui sous les apparences d’un parlementarisme rationalisé, a évolué de plus en plus, non pas vers un régime présidentiel, avec stricte séparation des pouvoirs comme aux Etats-Unis, mais vers une forme de « monarchie républicaine », avec un monarque disposant de pouvoirs bien plus étendus que dans les monarchies parlementaires. La pratique « jupitérienne » qui a été donnée depuis  sept ans de cette particularité institutionnelle française conduit à une distance croissante entre le haut et le bas et est sûrement le symptôme le plus visible de la crise de la démocratie en France, ce qui a conduit nombre de responsables politiques à appeler à une 6ème République.

« Les gens ordinaires ont depuis longtemps l’impression que les politiciens ne les écoutent plus au moment de prendre leur décision. Ils sont sceptiques pour une raison : cela fait longtemps que les riches et les puissants possèdent un degré inquiétant d’influence sur les politiques publiques. » (Yasha Mounk) 

2. Il y a un deuxième niveau à la crise, commun lui à l’ensemble des démocraties libérales, c’est la crise de la représentation. On peut analyser celle-ci comme la conséquence de la dérive oligarchique qui est un risque inhérent à la démocratie représentative, comme on le sait depuis les travaux de Robert Michels. La critique la plus radicale des partis politiques a été faite par Simone Weil dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques : si elle est inapplicable dans la réalité, elle devrait néanmoins les conduire à un « examen de conscience » salutaire de leur part.

Depuis 2017, c’est la verticalité qui a été choisie, avec, ces derniers mois, une forme de paroxysme et un président de la République qui, par orgueil ou incapacité, ne veut pas écouter les organisations syndicales et néglige les corps intermédiaires. (Laurent Berger)

3. Il y a un troisième niveau, commun lui avec les régimes plus ou moins autoritaires et  illibéraux, c’est celui du rejet des corps intermédiaires, pourtant chers à Montesquieu, qui caractérisait également le thatchérisme. Nous voilà revenu à la Loi Le Chapelier de 1791 « il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs ; il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu, et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. » La façon dont a été gérée la question des retraites est exemplaire de cette évolution.

« Le pays ne se sent pas écouté. » (Pierre Rosanvallon)

4. En l’absence de démocratie directe ce sont les enquêtes d’opinion qui permettent de saisir les sentiments qui traversent le peuple. Mais ce n’est qu’un pis aller insuffisant, ce d’autant plus que les sondages sont instrumentalisés à des fins démagogiques, quand ils vont dans le sens des décisions que l’on veut prendre et négligés dans le cas contraire. Surtout la sondomanie produit certes des pourcentages, mais ce n’est qu’une piètre écoute du peuple : elle ne permet pas de comprendre les ressorts profonds des opinions. C’est ce qu’aurait dû faire le grand débat, avec ses réunions et ses cahiers de doléances, en remettant de l’échange et de la délibération dans l’expression de l’opinion. L’enterrement de ces travaux a accru ce sentiment de ne pas être écouté.

Comme on ne peut pas faire de la politique avec une somme de volontés particulières, un dirigeant comme Sarkozy choisit la voie médiane, par sondage. Ce n’est pas la volonté générale, celle qui est guidée par la Raison pour Rousseau, mais une volonté moyenne, qui correspond à l’opinion moyenne, celle que l’on désigne par « opinion publique »(…) On est dans une « doxocratie plus que dans une démocratie. (François Jost)

5. La résultante n’aboutit pas à l’expression d’une volonté générale, et donc ne permet pas le consentement à cette volonté générale à laquelle devrait aboutir la délibération démocratique. En témoigne par exemple les difficultés croissantes du consentement à l’impôt, ou plus précisément du consentement à la solidarité (puisque les deux tiers des prélèvements obligatoires sont affectés à la protection sociale).

« (…) le néolibéralisme est bien une révolution anthropologique : il inaugure un nouveau style de pensée et d’existence, une manière de vivre, de se comporter et même d’imaginer. Révolution « furtive » (stealth), écrit Wendy Brown. Non parce qu’elle opère dans l’ombre, de manière dissimulée, mais parce qu’elle agit presque à l’insu de ses acteurs qui en viennent à intérioriser ces injonctions et à y adhérer comme si elles émanaient d’eux-mêmes. Ils évaluent leurs pratiques, leurs manières de faire, leurs modes d’être à l’aune des paramètres qui règlent l’existence d’un sujet d’intérêt. »  (Myriam Revault d’Allonnes)

6. Ce niveau renvoie à la suprématie du marché comme instance centrale de coordination des décisions individuelles. Dans la typologie élaborée par A.O. Hirschman, la démocratie relève de la possibilité de faire entendre sa voix (« voice ») et le marché de la possibilité de sortir (« exit ») ; la première fonde la démocratie et la seconde le marché. L’inefficacité  de la prise de parole (cf. le point précédent) conduit à un affaiblissement de l’attachement à la démocratie (« loyalty ») et conduit à l’extension quasi sans limite du domaine du marché, conformément à l’idéologie néolibérale. Celle ci constitue désormais une sorte de surmoi qui s’est substitué à celui de la volonté générale émanant de la délibération démocratique.

« (…) la pleine égalité des chances menace aussi la solidarité ou la fraternité car celui qui ne doit son succès qu’à lui-même ne doit rien aux autres, pendant que celui qui n’a pas de mérite ne peut s’en prendre qu’à lui-même. » (François Dubet)

7. L’individualisme forcené auquel conduit le néolibéralisme a en effet un effet délétère sur la cohésion sociale, sur la solidarité au sein de la société, sans laquelle il n’y a pas de démocratie possible.

« Une démocratie doit être une fraternité ; sinon, c’est une imposture. » (Saint-Exupéry)

8. Enfin, au plus profond, la démocratie renvoie à une tension sur le mimétisme. D’un côté le mimétisme est source de conflit : il conduit à la crise mimétique qui ne se résout que dans le mécanisme du bouc émissaire, qui, si l’on en croit René Girard est la source du politique tout autant que du sacré. Et ce faisant de définir un « nous » face aux « autres ». Mais il conduit aussi à reconnaitre l’autre comme un autre soi-même (autant que « Soi-même comme un autre ») fondement de la fraternité, comme un « prochain » au sens de l’éthique chrétienne.

« Ici se partagent et s’affrontent les options dernières. L’appartenance à quelque chose comme un ordre éthique, à la fois supérieur et intérieur, est ouvert au conflit des interprétations. La démocratie est le lieu politique où ce conflit peut se poursuivre dans le rapport des différences. »  (Paul Ricoeur)

9. Enfin, au plus profond, la démocratie renvoie non seulement à une forme d’émancipation, à la liberté, à des droits, au premier rang les droits de l’homme, mais aussi à des obligations comme aurait dit Simone Weil, ou encore à une forme de vertu comme auraient dit Montesquieu, autrement dit à une éthique, tant pour les responsables que pour les citoyens.

Paris, Croulebarbe, Terminé provisoirement le 11 juin 2024

 

 

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