Sur le fil

Lettre ouverte à Sébastien Lecornu, Premier ministre.

Monsieur le Premier ministre,

J’ai écouté avec intérêt votre discours du 14 novembre, lors des Assises des départements de France à Albi.  Si j’en partage les prémices, les conclusions que vous en tirez me paraissent calamiteuses. Bien sûr je sais qu’en vous écrivant cela je m’expose à votre critique du langage des technocrates « auquel on ne comprend plus rien » : puis-je me permettre de vous rappeler que le gaullisme dont vous vous réclamez a largement reposé dans les années soixante sur une alliance d’un pouvoir centralisé avec ces technocrates que vous dénoncez.

Je partage votre analyse des maladies de notre démocratie financière :

  • notre incapacité collective à faire de vraies économies sur les dépenses publiques ;
  • la nécessité d’une approche pluriannuelle en matière budgétaire ;
  • le besoin de clarté, de clarification, reposant sur des mesures structurelles et non sur « le bricolage », de façon à retrouver la confiance des citoyens.

Hélas faute de saisir toute la complexité des sujets que vous abordez, les conclusions que vous en tirez ne sont pas à la mesure de ces enjeux.

Ainsi vous invitez les départements à abandonner la revendication d’une recentralisation du financement du RSA au prétexte du projet de mise en place d’une allocation sociale unique regroupant a minima cette prestation avec la prime d’activité et les allocations logement. Ce n’est pas moi qui vais critiquer ce regroupement en une prestation unique que j’ai défendue depuis longtemps, et qui pourrait être la première étape d’un revenu de base versé sous forme d’impôt négatif pour les personnes qui sont en dessous du seuil d’imposition avec une déduction fiscale équivalente pour celles qui sont au dessus. Mais je me permets quelques observations :

  • comment regrouper des prestations financées par les Départements (le RSA, pour prés de 15 Mds € en 2025) et par l’Etat (les allocations logement, pour un montant de 15 Mds € et la prime d’activité pour un montant équivalent, sans régler la question de « qui paie ? » et donc de la ressource budgétaire à mettre en face ; peut-être le projet sous-jacent est-il de transférer 30 Mds de charge supplémentaire sur les Départements ?
  • cette mesure si elle est bien conduite devrait améliorer l’accès au droit tout en diminuant les risques d’erreurs ou de fraude  : c’était l’idée du « versement social unique » qui reprenait une des proposition que j’avais faite pour le programme de 2017 d’Emmanuel Macron, devenue « solidarité à la source » lors de sa campagne de 2022 et que vous renommez « social.gouv.fr » ; sauf à ce qu’on ne poursuive pas avec le même zèle (ce qui est possible) l’objectif d’accès au droit, le montant des fraudes évitées sera largement inférieure aux sommes « économisées » du fait du non recours au droit comme des erreurs au détriment des allocataires.
  • Une telle mesure sera source d’économies de gestion pour la branche famille, comme l’a été en son temps la carte Vitale pour la branche maladie, mais d’un point de vue macroéconomique, sur un total de charges de gestion qui représentent 2% des prestations cela pèsera peu sur les finances publiques.
  • pas d’économies donc, sauf bien sûr si vous reprenez l’idée de Laurent Wauquiez de plafonner cette allocation à « 70% du smic », ce qui selon lui permettrait d’économiser 7 Mds €, mais qui devrait accroître encore le taux de pauvreté, alors que, d’après d’après l’Insee celui-ci n’a jamais été aussi élevé depuis près de trente ans.

On suppose que cette nouvelle prestation continuerait à être gérée par les Caf. On l’espère car on n’a rien trouvé de mieux pour gérer des prestations légales que des caisses de Sécurité sociale, que ce soit en termes d’efficacité économique, de gestion des  systèmes d’information ou de respect du droit. Ainsi quand j’ai voulu mettre en place la téléprocédure pour le RSA, comme je l’avais fait pour la prime d’activité, j’ai constaté que cinq départements avaient demandé à la Caf d’appliquer des conditions qui n’étaient pas dans la loi et qui n’avait comme objectif que d’inciter les demandeurs à vider leur livret de caisse d’épargne avant de pouvoir bénéficier de la prestation. Pour avoir pu observer la gestion de la prestation de compensation du handicap (PCH) par les départements je dois vous dire que celle-ci ne brille ni par son efficacité, ni par son suivi en termes de système d’information, ni en termes d’égalité de droit. Ce constat est confirmé y compris pour d’autres prestations par un récent rapport de l’Igas et de l’IGF « Divergences territoriales dans les modalités d’attribution des aides sociales légales (AAH, AEEH, PCH, APA, ASH) et panorama des aides extralégales ».

Votre volonté de « réformer en profondeur les Agences régionales de santé » au motif de « la grande clarification autour des questions sociales, médico-sociales, et sanitaires » laisse apparaître, en creux, celle de détricoter cette très belle réforme administrative que nous devons à Roselyne Bachelot. Les ARS ont fait office de victime émissaire de la crise Covid. Certes tout n’a pas été parfait, mais elles n’ont pas démérité loin s’en faut.  Deux observations sur vos propositions :

  • « la part régalienne du sanitaire » est déjà assurée par les préfets ; mais sur quelle expertise pourront-ils s’appuyer pour le faire si on démantèle ces Agences ou si on remet en cause leur indépendance sanitaire : pour avoir eu à gérer plusieurs crises sanitaires le Nord Pas de Calais, en bonne intelligence avec les préfets, je peux vous dire que c’est une garantie de bonne gestion.
  • vous souhaitez par ailleurs confier la planification des soins de proximité aux conseils départementaux au motif de leur rôle déterminant dans la création des maisons de santé pluridisciplinaires (que vous souhaitez rebaptiser France-santé, comme on a rebaptisé les maisons de service au public en France service) ; or si l’on ne compte pas les initiatives des communes ou intercommunalité sur ces sujets elles sont beaucoup plus limitées de la part des départements qui sont plus souvent venus au secours de la victoire : il ne suffit pas de construire des murs, il faut les remplir avec des professionnels de santé, notamment des médecins et je ne vois pas quel leviers d’actions les départements pourront utiliser pour cela. Comment mettre en place des parcours de santé si on dissocie les soins de premier recours et les soins hospitaliers ? Comment régler aussi le problème du report sur les urgences de l’absence de permanence des soins ? La volonté limitée des départements à contrôler les Ehpad, qui sont pourtant en partie de leur compétence, comme on l’avu avec le scandale Orpéa justifie-t-elle qu’on accroisse leur escarcelle ? Comme je l’avais suggéré au plus fort de l’épidémie dans « Les ARS ont dix ans (« au temps du corona », 3) », il vaudrait mieux approfondir cette réforme que de la démanteler.

De façon plus générale, la gestion de l’aide sociale à l’enfance (ASE), des mineurs non accompagnés, de la protection maternelle et infantile (PMI) ou des Maisons départementales du handicap et de l’autonomie (MDPH) est-elle si efficace qu’elle justifie votre volonté de faire du département « la collectivité des solidarités, du médico-social et (…) du sanitaire » ? Pourtant c’est pour cette raison que vous souhaitez affecter aux Départements une part de CSG, cette belle invention de Michel Rocard pour financer la Sécurité sociale. Croyez vous que cette modification fondamentale de la tuyauterie financière de la solidarité nationale qui relève du bricolage que vous dénoncez ira dans le sens de la clarification, alors qu’on perdra le lien entre la contribution et les prestations, qui est un des principes de la Sécurité sociale ?

Monsieur le Premier ministre, vous affirmez ne pas vouloir vous attaquer à la question lancinante du « mille feuille territorial ». Pourtant celui-ci est à l’origine de coûts de coordination important qui pèsent sur l’efficacité de  notre appareil administratif et dans ce mille feuille, le Département est aujourd’hui le maillon dont l’utilité est la plus contestable :

  • le social de proximité serait bien mieux gérés à une échelle plus proche des citoyens, communale ou intercommunale, en généralisant les Comités intercommunaux d’action sociale (CIAS) dans tous les cas ou la création d’un CCAS n’est pas obligatoire.
  • il serait plus logique que la gestion des collèges et des réseaux routiers soit assurée par les Régions qui ont déjà la compétence pour les lycées et pour le train.

J’ajoute que, contrairement à votre affirmation, si les communes sont bien les héritières des paroisses d’Ancien régime, les départements ne sont pas ceux des diocèses ; c’est plutôt l’inverse, puisque, à quelques rares exceptions prés, c’est le Concordat de 1801 qui a aligné la carte des diocèses sur celle des départements. Le département a été d’abord la maille de déconcentration de l’action de l’Etat, adapté aux conditions techniques de l’administration à l’époque. Celles-ci ont changé et plutôt que d’affirmer votre volonté de « sauver les conseils départementaux » (quoiqu’il en coute ?) il serait peut-être nécessaire d’interroger, conformément aux principes que vous affichez en préambule, l’utilité de cette maille administrative.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Premier ministre, l’expression de mes salutations distinguées.

Daniel Lenoir 

Inspecteur général honoraire des affaires sociales

Ancien directeur général de la Cnam, de la Cnaf et de la CCMSA et de l’ARS Nord Pas de Calais.

Paris, Croulebarbe, le 17 octobre 2025.

 

 

 

 

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