In memoriam, Sur le fil

Triste anniversaire pour la laïcité : modeste contribution aux célébrations des 120 ans de la loi du 9 décembre 1905.

Le 120ème anniversaire de la loi de 1905 m’a laissé une sorte de gout amer. Une sorte de tristesse. Pourtant les bonnes nouvelles ne manquent pas pour la laïcité, comme ce sondage de l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès « 120 ans après le vote de la loi de 1905, quel regard les Français portent sur la laïcité ? » qui révèle que 65 % des Français sont satisfaits de la séparation entre les Eglises et l’État, contre 61% en 1989. Mais derrière cet unanimisme apparent je ressens une grande confusion sur ce principe fondamental de notre République alimenté par l’instrumentalisation et par l’hystérisation des débats dont il est l’objet. 

Je suis allé célébrer hier les 120 ans de la loi fondatrice du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Eglises et de l’Etat » en assistant au colloque organisé à l’Assemblée nationale par la Fondation Jean Jaurès sous le titre « Que vive la laïcité ! », à l’occasion de la parution de son rapport éponyme sur le sujet.

J’ai préféré cela au multiples manifestations de catho-laïcité mâtinées d’islamo-laïcité qui se sont répandues cette année. Certes la loi de 1905 qui, on ne le répétera jamais assez, ne parle pas de laïcité mais de séparation des Eglises (i.e., dans le langage de l’époque, des religions en tant qu’institutions humaines) et de l’Etat (en fait la République,  i.e.  ce qui fonde la communauté, le commun national, et vise non seulement l’Etat, mais aussi les collectivités territoriales et la Sécurité sociale), affirme dans son article 1er la liberté de conscience et de culte (i.e. ce qu’on peut appeler la liberté de religion) ; et c’est heureux : cet article, qui n’était pas prévu initialement et fut ajouté sur la proposition d’Aristide Briand, était nécessaire pour qu’il n’y ai pas de malentendu sur la visée d’un projet qui ne se voulait pas antireligieux. Mais telle n’est pas la visée de la loi. Il s’agissait bien, c’est la signification du terme de séparation, d’une mise à distance des religions, principalement, à l’époque, de la catholique et romaine, pour éviter à la fois son emprise sur les consciences et ses trop nombreuses incursions dans la vie en société et dans les débats politiques. Et si la loi est areligieuse au regard des convictions elle institue, ce que l’on a tendance à oublier, une police des cultes qui réglemente donc les formes de manifestation des religions dans l’espace public, y compris les lieux de culte.

C’est pourquoi la récupération de la laïcité par les religions me hérisse. Entendons nous bien ; je me réjouis qu’elles reconnaissent aujourd’hui le caractère laïque de la République tel qu’affirmé dans l’article 1er de la Constitution. Mais cela me gène (le terme est faible) qu’elles n’en retiennent que le principe de la liberté religieuse et en oublient les exigences qu’elle implique pour elles, comme j’avais eu l’occasion de le rappeler dans Témoignage Chrétien en 2019. Cela me gène qu’elles tendent à assimiler laïcité et dialogue interreligieux : la laïcité est sans doute un facteur favorable au dialogue interreligieux, et même plus largement interconvictionnel dans lequel je suis d’ailleurs engagé, en insufflant dans la société un esprit de tolérance, mais elle est aussi neutre sur ce sujet que sur le fait d’être croyant ou pas : elle n’y incite pas plus qu’elle ne l’empêche. Toute révérence des institutions religieuses au principe de laïcité devrait commencer par un examen de conscience historico-critique, comme avait su le faire le journal La Croix sur son antijudaïsme fondateur en novembre 2023 dans une enquête intitulée « Aux racines de l’antisémitisme de La Croix ». Toute révérence des religions au principe de laïcité devrait s’accompagner d’une dénonciation du cléricalisme en leur sein, comme avait su le faire et à plusieurs reprises, hélas sans en tirer vraiment les conséquences, le pape François.

Tout cela m’attriste énormément. Mais ce qui m’attriste plus encore c’est que la laïcité soit aujourd’hui instrumentalisée au service d’un discours raciste et islamophobe par une extrême droite qui  apparait pour beaucoup comme défendant mieux la laïcité que la gauche dont ce fut longtemps un marqueur : aujourd’hui seuls 24% des Français estiment que c’est la « gauche » qui est la tendance politique qui défend le mieux la laïcité en France, contre 49% en 2005, et 31 % pour la droite et l’extrême droite. Pour l’extrême droite et pour une partie croissante de la droite cette soit disant « laïcité » ne vise que l’expression de l’islam dans l’espace public et derrière les musulmans les français et immigrés d’origine maghrébine, autrement dit les « arabes », avec l’idée qu’elle pourrait, avec d’autres mesures, servir de digue au « grand remplacement ».

Cela révèle aussi le trouble que produit dans la société française la montée, qu’il faut d’ailleurs relativiser, mais surtout la visibilité croissante de l’islam. D’ailleurs 67% des français sont favorables à l’interdiction du port des signes religieux visibles dans l’espace public pour tout le monde, ce qui n’a pas été retenu après 1905 et vise principalement les musulmans, qui n’y sont d’ailleurs favorables que pour 36 % d’entre eux et les juifs pour qui elle n’est pas testée (contre 80 % pour les catholiques à qui il faudra sûrement expliques qu’elle devra s’appliquer aux prêtres et aux religieuses en habit et au port de croix ostentatoires dans l’espace public).

Il faut bien dire aussi que cela est alimenté par une partie des musulmans qui n’acceptent pas les principes de laïcité : combien de mariages musulmans sont célébrés avant (ou sans) que le mariage civil l’ait été, contrevenant ainsi à un principe inscrit dans notre droit depuis 1804 ? On ne peut que regretter, comme le faisait hier Eric Weil, relayé sur ce point par Abdenour Bidar, que la disposition de la loi de 1905 qui prévoyait son application aux départements d’Algérie n’ai jamais été appliquée, les gouvernements ayant prolongé la période transitoire qu’elle avait prévue jusqu’à …. l’indépendance. Cela aurait permis de développer un islam respectueux de la laïcité, comme finalement, bon gré mal gré, cela s’est passé pour le catholicisme dans l’hexagone

Ce qui m’attriste aussi c’est le reniement d’une partie de la gauche aux exigences de la laïcité par complicité électoraliste avec une partie de la population d’origine musulmane qui se sent à la fois agressée par les discriminations dont elle est l’objet mais est aussi travaillée par un islamisme plus ou moins rampant, que celles-ci favorisent, un « islamisme d’atmosphère », pour paraphraser l’expression de Gilles Kepel. L’habileté rhétorique de Jean-Luc Mélenchon devant la « Commission d’enquête sur les liens existants entre les représentants de mouvements politiques et des organisations et réseaux soutenant l’action terroriste ou propageant l’idéologie islamiste  » n’y fait rien : il est clair que le I de LFI consonne de plus en plus avec cet islamisme avec les risques de dérive antisémite qu’il emport.

Mais ce qui m’attriste plus encore, c’est que la laïcité est perçue par une partie importante des plus jeunes générations comme antilibérale. J’ai raconté sur ce blogue comment j’avais pu moi-même, à l’adolescence, partager ce sentiment et il n’y a probablement là pour une part qu’un effet de jeunesse qui ne doit pas inquiéter plus que cela. Mais je crains qu’il n’y ait un mouvement plus profond influencé par le libertarisme, la liberté sans limite d’exprimer ses convictions, comme c’est le cas aux Etats Unis avec le 1er amendement (« Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre. »). Une conception fondamentalement différente de la nôtre, telle qu’affirmée dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen dans son article 4, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » confirmé par l’article 10 « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. ». De l’inquisition aux guerres de religions, nous avons trop ce que les religions peuvent créer d’atteintes aux droits de l’homme et à la paix civile. La laïcité  c’est, conformément aux principes fondateurs de la République, la laïcité c’est la liberté religieuse organisée de telle sorte qu’elle ne viennent pas mettre en cause d’autres libertés.

Ce qui m’attriste enfin c’est l’hystérisation des débats entre les partisans de la laïcité, pour revenir sur une distinction célèbre, entre une « laïcité ouverte » et « une laïcité de combat », entre une conception libérale d’un côté et une conception intransigeante, anticléricale, de la laïcité, de l’autre. Pour des raisons qui tiennent souvent à leur enracinement culturel dans l’une ou l’autre des deux France (il se trouve que mon histoire a fait que j’ai un pied dans chacune d’elles), les uns et les autres (et j’ai aussi des amis des deux côtés) oublient que la laïcité, c’est à la fois l’une et l’autre, un principe à la fois libéral sur l’expression des convictions et intransigeant sur les risques d’empiètement des religions sur  la société.

C’est cette ligne de crête, assumant les deux dimensions de la laïcité, qui a inspiré mes positions sur le sujet depuis que j’ai eu à en connaître : en 2003 quand, à la Cnam, j’ai validé le principe de l’interdiction du port de signes religieux par les agents des caisses de sécurité sociale, ou en 2015 quand j’ai élaboré une charte de la laïcité de la branche famille avec ses partenaires en 2015, ou encore en 2021 quand j’ai proposé que Démocratie & Spiritualité propose l’institution d’une Autorité indépendante pour arbitrer les dilemmes du quotidien dans l’application des principes de la laïcité. Proposition reprise aujourd’hui en des termes un peu différents par Jérôme Guedj. Mais il y a des jours où il est plus difficile que d’autres de tenir cette ligne de crête.

Paris, Croulebarbe, le 9 décembre 2025

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