Sur le fil

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

 Suite à la communication en Conseil des ministres le 5 novembre, Thierry Mandon m’a invité à participer au groupe de mobilisation « pour simplifier la vie des français ». C’est très volontiers que j’ai voulu apporter ma contribution à ce grand chantier présidentiel qui me parait être un élément essentiel pour assurer (voir rétablir 1) la légitimité des services publics et la confiance que nos concitoyens leur accordent et qui est au centre de la convention d’objectifs et de gestion entre l’Etat et la branche Famille.

 Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

(ou Sisyphe au pays des Shadoks).

« Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » disaient les Shadoks dans cette série télévisée de la fin des années soixante qui nous invitait (dans un style différent des albums d’Astérix) à porter un regard critique et humoristique sur notre société à l’apogée des trente glorieuses 2. En fait, la réalité est pire et la tendance naturelle de nos sociétés et de nos administrations, qui ne s’est pas démentie depuis au contraire (l’informatisation ayant joué, de ce point de vue, un rôle facilitateur 3), s’est renforcée en complexifiant les démarches, les procédures et les prestations, notamment en les soumettant, pour les prestations familiales, à des conditions de ressources. « Pourquoi se compliquer la vie à tout simplifier, alors qu’il est si simple de tout compliquer » pourrait-on dire pour compléter la devise des shadoks. Plus simple de tout compliquer car c’est la pente naturelle, à tel point que le chantier récurrent de la simplification apparait souvent comparable au travail de Sisyphe 4.

Pour autant, la simplification apparait  bien comme « la mère des réformes » 5 pour améliorer significativement le fonctionnement de nos sociétés, si l’on considère qu’elle concerne l’accès à plus de 50% du PIB (et au moins pour les seules prestations sociales, à plus de 30%). En clair, la simplification n’est pas une sorte de marronnier, un « gadget » régulier des politiques publiques, mais un effort constant pour permettre un meilleur fonctionnement de cette partie importante de l’économie nationale qu’est l’économie publique, notamment la fonction de redistribution assurée par les organismes de protection sociale. Mais au-delà du « choc » elle doit continuer ses efforts constants de lutte contre une sorte d’entropie administrative, qui ajoute spontanément de la complexité à la complexité.

C’est dans ce sens que le chantier a été engagé pour la branche Famille, ce qui en illustre les enjeux de cette réforme autour de quatre objectifs. C’est au regard de quatre indicateurs que nous apprécions les propositions de simplification.

1. Le premier objectif, c’est, bien sûr, la simplicité pour les utilisateurs, pour les allocataires. Pour permettre l’accès au droit d’abord : toutes les études montrent qu’avec la non connaissance, la complexité des procédures est un des principaux facteurs de non recours au droit 6.

Pour faciliter la vie des usagers ensuite. La complexité est un des facteurs de remise en cause de la protection sociale et, plus généralement, des services publics.

2. Le deuxième objectif c’est, évidemment, les gains de productivité et d’efficience. La complexité est également une charge pour les organismes, car elle augmente le poids en gestion, même si l’informatisation a permis d’en absorber une partie ; et la simplification doit permettre de la diminuer 7.

3. Le troisième objectif, c’est celui de la qualité des paiements, ce que la Cog appelle le paiement à bon droit. Depuis le début des années 2000, les organismes publics ont été soumis à une obligation de certification de leurs comptes 8 effectuée principalement par la Cour des comptes, et qui vise à assurer la sincérité des comptes produits par les administrations et les organismes de Sécurité sociale. A cette occasion, le certificateur émet des réserves qui peuvent conduire à ce que les comptes ne soient par certifiés 9. En ce qui concerne la branche Famille, la principale réserve porte sur le risque financier résiduel 10 qui additionne les trop perçus (qui génèrent des indus qui ne peuvent tous être identifiés et recouvrés) et les insuffisamment perçus (qui génèrent eux, quand ils sont identifiés, des rappels). Le risque augmente régulièrement, non pas du fait des erreurs des caisses (qui diminuent), ou des fraudes (qui sont aujourd’hui bien maîtrisées 11) mais du fait d’une réglementation, notamment sur la prise en compte des changements de situation, qui génère automatiquement des « trop » ou « insuffisamment » payés, du fait principalement de l’instabilité des situations des allocataires 12. Beaucoup de prestations fonctionnent sur la base d’une « utopie administrative » qui consisterait à se « caler » au plus près sur le revenu instantané de l’allocataire, ce qui est à la fois impossible et surtout inutile.

4. Le dernier objectif, récemment mis en avant, est de diminuer l’empreinte carbone de l’activité administrative et de contribuer ainsi à la lutte contre le réchauffement de l’atmosphère. J’ai pu constater, à l’ARS Nord Pas-de-Calais, que la principale source de l’empreinte carbone de l’activité était les déplacements des usagers vers l’Agence, (avant le fonctionnement de l’ARS elle-même, avant les déplacements des collaborateurs, et alors même qu’une ARS a beaucoup moins de contact avec le public qu’une caisse de Sécurité sociale). Les Caf sont en train d’estimer cette charge sur l’environnement, de façon, comme pour les autres objectifs, à disposer d’un indicateur qui permette de mesurer l’impact positif sur l’environnement des simplifications, dans la mesure où elles contribuent notamment à diminuer les déplacements des allocataires vers les caisses. Cet enjeu environnemental est partie intégrante des objectifs de la protection sociale 13.

Mais simplifier, c’est aussi très compliqué. Cela relève de la « revue de détail », pour faire la chasse aux procédures inutiles, qui sont, en réalité, moins nombreuses qu’on ne le croit, dès lors que l’on soumet de plus en plus les prestations à de nombreuses conditions 14. En fait, la principale simplification réglementaire concerne les dates d’effet, principale source de complexité comme de charges et d’indus.

La simplification c’est surtout la généralisation des échanges électroniques qui permet d’éviter la constitution de dossiers lourds, les déplacements ou les échanges épistolaires, et de fournir de multiples fois les mêmes informations. Cela passe, d’abord, par la suppression des pièces justificatives ce qui permet de généraliser les télédéclarations, et donc d’éviter de joindre (et de traiter) ces pièces justificatives. C’est ce qu’a fait l’administration des impôts, pour la déclaration d’impôts sur le revenu. C’est aussi ce qui a été fait à cette rentrée scolaire pour l’allocation rentrée scolaire (ARS), avec la suppression du certificat de scolarité pour les 16-18 ans et pour l’allocation logement étudiant (ALE), avec la suppression de l’attestation de loyer, dans les deux cas au profit d’une déclaration sur l’honneur. Ces deux mesures ont été plébiscitées par les usagers et ont permis de lisser la pointe d’activité de la rentrée.

Bien sûr, il faut éviter que la suppression des pièces justificatives augmente le risque de fraude. C’est pourquoi les simplifications sont associées à un renforcement de la lutte contre la fraude, 15 notamment à un ciblage des contrôles, (grâce au « datamaning ») et à une adaptation du système de sanction de façon à avoir une gradation qui en renforce l’effet dissuasif 16. A contrario, il est plus facile, avec les technologies d’aujourd’hui, de faire un faux qui ne sera pas décelé une fois numérisé, que de falsifier un original qui sera demandé à l’occasion d’un contrôle sur pièce. En revanche, il est important que les télédéclarants, comme c’est le cas d’ailleurs pour les impôts, sachent qu’ils peuvent voir leur déclaration contrôlée et la fausse déclaration sanctionnée.

Au-delà, il faut développer les échanges d’informations avec les autres administrations, d’abord pour contrôler les déclarations, pour se substituer aux déclarations elles-mêmes, mais surtout pour garantir l’authenticité de l’information fournie. Ces échanges existent déjà, avec Pôle emploi, ou avec l’administration des impôts par exemple, mais ne sont pas généralisés à tous les organismes de protection sociale (par exemple nous sommes en train de généraliser les échanges avec les bailleurs sociaux, ou à mettre en place un échange avec les MDPH pour avoir directement la déclaration de travailleur handicapé sans avoir à le demander à la personne) et ne sont pas totalement opérationnels. C’est le cas de l’échange avec l’administration des impôts qui n’intervient qu’une fois par an et ne permet pas d’identifier une partie des allocataires 17.

Il faudrait arriver à généraliser ces dispositifs d’échange de façon à appliquer aux usagers le principe «  ne le dîtes qu’une fois » qui est en cours d’application pour les entreprises. C’est ce qu’ont fait nos voisins belges, avec la « banque carrefour de la Sécurité sociale 18 ». Cela nécessite trois conditions :

– un identifiant commun (compte tenu des risques liés à la généralisation du Nir qui justifie l’opposition de la Cnil, il faudra, comme l’a indiqué le Conseil d’Etat dans son récent rapport annuel 19, un identifiant non signifiant, i.e. ne portant aucune information sur la personne) ;

– un dictionnaire des données unique, i.e. que les notions utilisées (par exemple le revenu ou le salaire), soient les mêmes quelque soient les législations : c’est ce qui a été fait pour mettre en place la déclaration sociale nominative (DSN) ; c’est ce qu’ont généralisé les belges en inscrivant les notions dans la loi ;

– un protocole d’échange qui respecte les règles fixées par la Cnil.

Simplifier, c’est aussi simplifier l’accès au droit. Compte tenu de la complexité des prestations, l’accès à un simulateur permettant de vérifier qu’on a droit à une prestation, et d’en évaluer le montant, est à cet égard un outil utile.

Cela nécessite aussi une vraie réforme du langage, en l’adaptant aux allocataires. D’abord en simplifiant le langage administratif. C’est un enjeu essentiel pour les administrations, notamment de Sécurité sociale, d’utiliser un langage compréhensible par les usagers. Mais aussi d’utiliser les langages adaptés aux personnes en difficultés : personnes en situation de handicap (langue des signes) ou d’illettrisme (utilisation des web radio et de web télé 20).

Mais on voit aussi par là qu’on ne peut se limiter à tout miser sur le web. La simplification repose sur une stratégie de contact multicanal qui en développent les échanges internet (y compris les échanges mails), les associent à une réorganisation des contacts téléphoniques et des accueils physiques.

C’est d’ailleurs cette réorganisation qui a également permis aux Caisses de maîtriser leurs délais de traitement des dossiers 21, ce qui contribue aussi à  améliorer et donc à simplifier l’accès au droit.

La réorganisation des accueils est en cours, avec la mise en place de l’accueil sur rendez-vous (qui sera généralisé à la fin du premier semestre 2015) et le développement des rendez-vous des droits 22. Ces rendez-vous des droits permettent de faire le point, avec un allocataire (à l’occasion d’une demande de RSA par exemple) sur l’ensemble de sa situation, et de l’aider à faire les déclarations pour les prestations dont il est bénéficiaire. Ils seront enrichis des coopérations avec des associations partenaires 23 qui orientent les personnes en situation de précarité vers les Caf qui seront renforcées avec des volontaires du service civique.

Dans le cadre d’un programme européen, la branche Famille va également expérimenter une démarche plus proactive dite des « rendez-vous des droits élargis » qui permettra d’identifier les « non recouvrants potentiels » et de leurs proposer des rendez-vous des droits.

Ces démarches, qui vont au-delà de la simplification mais qui y contribuent, s’inscrivent dans une perspective d’accompagnement des parcours de vie. C’est aujourd’hui celle de la branche Famille, et, de plus en plus, de l’ensemble de la Sécurité sociale : être là au bon moment de façon à assurer que le droit à la Sécurité sociale soit bien un droit réel 24.

Elles s’inscrivent aussi dans un véritable projet d’entreprise, tant il est vrai qu’elles supposent un engagement de chaque agent du service public de la branche Famille pour fournir à chaque allocataire un service attentionné. Mais c’est là un point sur lequel je reviendrai.

Paris, le 17 novembre 2014

 

Addendum :

En 2014, je voulais intituler cet article « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? », l’une des devises, peut-être la plus célèbre, des Shadocks. J’ai craint qu’on interprète ce titre comme une provocation et j’ai finalement retenu « Faire simple c’est très compliqué … mais c’est indispensable ». En écrivant mon papier sur les différences entre minimum social généralisé, revenu universel d’existence et allocation sociale unique, j’ai eu envie de revenir à ma première idée, non pour appliquer au premier degré la devise des Shadocks, mais parceque, au final, il vaut mieux, c’est le projet d’allocation sociale unique, faire compliqué, c’est plus efficace, plus juste et désormais possible avec le numérique, que de faire simple.

Paris, le 25 août 2018

 

2 commentaires

  • Certes l administration veut savoir pour le « bien » des allocataires combien ils gagnent avec qui ils vivent et où, quand ils travaillent …, pour leur donner l allocation la plus efficiente avec les effets incitatifs les plus forts. Cela génère une série d effets indésirables , tels que le non – recours. Au- delà, la complexité des allocations doit sans doute conduire à ce que l allocataire ne puisse anticiper le complément de revenu et donc que les effets incitatifs attendus ne puissent se produire. Les effets pervers de la complexité ne sont ils pas à evaluer au regard des effets positifs attendus de celle- ci ?
    Mais enfin et surtout ne faut il pas poser le débat éthique qui consisterait à interroger la nature et la précision des informations à donner à l état ?. Faut il que dire que j ai eu une rupture sentimentale, et que 6 mais après mon conjoint est revenu ou que je suis de nouveau avec mon ex .pour avoir l allocation la plus adaptée à ma situation ? Est – ce que l intrusion dans la vie personnelle des allocataires les plus fragiles est bien justifiée par la pertinence de nos allocations. Ne devrait on pas avoir des prestations plus respectueuses de la vie privée, au risque d etre (mais est ce si sur) un peu moins efficaces?

    • Je réponds à votre observation.
      Il est clair que le ciblage des prestations contribue à la complexité. Mais celle-ci est la contrepartie d’une personnalisation des prestations qui a été souhaitée par les pouvoirs publics et par la majorité de nos concitoyens.
      Cela dit, cette complexité peut être internalisée de telle sorte qu’elle ne pèse pas sur les allocataires. Les simulateurs devraient permettre (nous sommes en train de les expérimenter) aux allocataires de savoir si ils ont droit ou non à une prestation. L’informatique permet de gérer avec une grande sécurité et une totale confidentialité cette personnalisation et les traitements sont soumis aux autorisations de la Cnil (qui sont publiés sur Caf.fr) qui garantissent le respect de la confidentialité sur les données.
      Les critères de personnalisation sont ceux qui sont définis par les pouvoirs publics et portent le plus souvent sur la situation de revenu et sur la situation « matrimoniale », dans la mesure où, depuis longtemps, l’on a considéré que le fait d’être un parent isolé diminuait la capacité d’assumer les charges des enfants (l’allocation de parent isolé a été créée en 1976 et intégrée dans le RSA en 2009). Les contrôles portent sur le respect de ces conditions et la plupart des fraudes relèvent de l’absence de déclaration de changement de situation sur ces deux éléments : 66% pour les ressources et 25% pour les situations « matrimoniales ».
      C’est la raison pour laquelle des contrôles sont effectués sur ce dernier point car la situation de parent isolé conditionne le versement du supplément.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *