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Le suicide agricole a une forte charge symbolique (Lettre du GCS pour la santé mentale)

Sous le titre « Le suicide agricole a une forte charge symbolique », la Lettre du GCS pour la santé mentale de mars 2024 a publié mon interview sur la question du suicide en agriculture, que je reproduis ci-dessous.

L’IGAS a publié, en juin 2023, votre rapport « Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture ». Dans quel contexte s’inscrit ce travail ?
Les rapports de l’IGAS contribuent à définir les politiques publiques. Ce document constitue la capitalisation des travaux conduits au cours de la première année de mise en œuvre la « feuille de route pour la prévention du mal-être et pour l’accompagnement des agriculteurs et des salariés agricoles ». Il comprend 43 recommandations opérationnelles et suggère, pour chacune, une autorité responsable de sa mise en œuvre. Son objectif est à la fois d’améliorer notre compréhension du sujet et de travailler sur un ensemble de facteurs déclenchants, avec une vision globale intégrant, au-delà de la seule approche sanitaire, les dimensions professionnelle, sociale, économique et même sociétales et environnementales. Le contexte agricole est marqué par une incertitude liée à la multiplication des crises (économiques, mais aussi sanitaires et climatiques), une augmentation de la charge mentale (liée par exemple à la multiplication des normes et procédures) et des injonctions paradoxales vécues comme contradictoires. On voit bien que les problèmes du monde agricole sont complexes et touchent plusieurs domaines. C’est pourquoi une des propositions du rapport était d’organiser une conférence citoyenne, sous l’égide du Conseil économique social et environnemental, sur le thème agriculture et environnement, qui réunirait des citoyens agriculteurs et non-agriculteurs pour échanger sur des solutions d’avenir consensuelles.
Le mal-être agricole, tout comme le mal-être des jeunes par exemple, a une forte charge symbolique. Cela ne veut pas dire que les agriculteurs sont ceux qui se suicident le plus. Les policiers, les professionnels de santé, les vétérinaires ou plus encore les personnes incarcérées (le taux de suicide en prison est 7 fois supérieur à celui de la population générale contre +22% chez les agriculteurs)* sont également plus impactés. Il faut d’ailleurs distinguer les exploitants agricoles et leurs salariés, ces derniers étant également très exposés au risque suicidaire. Et parmi eux, les salariés temporaires, qui sont très nombreux, sont encore plus concernés, y compris les détachés (étrangers), tout en étant très peu visibles dans les statistiques nationales…
Il y a certes des facteurs de risques importants en agriculture (économiques, professionnels, sociaux, familiaux, sociétaux et environnementaux), mais je fais l’hypothèse qu’il y a aussi d’importants facteurs de protection (sens du travail, fierté, famille…) qui font que le taux de suicide n’est pas aussi important qu’il pourrait être. Toutefois, lorsque le risque de suicide est avéré, la mortalité est plus forte chez les agriculteurs qu’en population générale. C’est un phénomène que l’on constate également chez les vétérinaires par exemple, qui ont eux un accès facilité à des moyens létaux indolores…
Il faut également noter que le nombre réel de suicides dans le monde agricole est probablement sous-évalué, d’une part car les déclarations ne reflètent pas toujours la réalité pour des raisons assurantielles, et d’autre part à cause de la persistance du tabou autour du suicide dans une population souvent de tradition catholique, même si cette tradition d’étiole, comme en population générale.

*Une étude de la MSA pointe une surmortalité par suicide bien plus élevée dans la population de 15-64 ans souffrant de pathologies psychiatriques.

Qu’en est-il du déploiement des sentinelles en agriculture ?
C’est une mesure phare de la feuille de route, qui s’appuie sur des initiatives préexistantes (MSA et Coopération agricole avec Agri-Sentinelles notamment). La mise en place du réseau des sentinelles en agriculture s’inscrit dans la mise en œuvre de la stratégie nationale de prévention du suicide, dans une logique de santé publique. Ces sentinelles n’ont pas vocation à assurer l’accompagnement des personnes en difficulté, mais d’abord à détecter les signes de mal-être et à les orienter vers les dispositifs susceptibles de leur apporter un soutien adapté à leur situation. Selon la MSA qui est chargée du suivi de ce chantier, l’objectif de 5000 sentinelles actives a été atteint début 2024. Dans le rapport figure une charte des sentinelles : il faut que ces personnes soient formées et adhèrent à un référentiel et des principes éthiques, notamment la neutralité et la confidentialité. Cette activité doit reposer sur le volontariat individuel, et pas sur la volonté d’un employeur qui peut parfois être juge et partie. Pour donner un exemple, il peut arriver que le mal-être d’un exploitant soit lié à sa relation avec une institution (coopérative, banque, chambre, MSA, etc.) ; si la sentinelle est un des employés de cette dernière, et que c’est l’employeur qui a imposé cette mission, il peut y avoir confit d’intérêt et l’indépendance ne peut être garantie… Il faut également organiser la supervision des sentinelles et faciliter leur retrait du dispositif si elles le souhaitent. Enfin, ce réseau de sentinelles doit être animé, adapté aux exploitants mais aussi aux salariés, et sa couverture territoriale encore améliorée afin que chaque individu ait à proximité une ou deux personnes susceptibles de repérer les signes d’une dégradation de son état.

Vous proposez l’expérimentation, en agriculture, des « autopsies psychologiques » en cas de suicide
Le but serait de mieux comprendre les causes du suicide, sur des cas réels, en allant au-delà d’un simple retour d’expérience, en travaillant sur les situations individuelles des personnes, et avec l’idée de constituer, à terme, une base de données qui améliorerait les connaissances. Le tout en aidant aussi l’entourage dans son travail de deuil. Une façon également de tenter d’objectiver des constats qui sont encore aujourd’hui souvent basés sur des hypothèses.
La proposition d’élaboration, par la HAS, d’une recommandation de bonnes pratiques pour la prise en charge du risque suicidaire en agriculture, relève de la même intention.

Vous pointez la démultiplication contre-productive des lignes téléphoniques de soutien et de prévention du suicide…
Il y a la ligne Agri’écoute, lancée il y a plus de 10 ans par la MSA (branche agricole de la Sécurité sociale), qui a donc une antériorité par rapport au service national 3114. Je ne suis pas du tout pour la suppression d’Agri’écoute, compte tenu notamment du fort effet affinitaire que l’on retrouve dans l’agriculture, et puisque ses professionnels sont formés à l’écoute face aux situations de mal-être. Elle doit juste être bien articulée avec le 3114 qui peut aller plus loin sur le terrain de la santé mentale. En revanche les nombreuses autres initiatives posent question. En termes de communication, elles amènent un manque de clarté pour les utilisateurs, et de plus, ces plates-formes répondent tantôt à des enjeux syndicaux, tantôt à des enjeux commerciaux, et s’inscrivent donc dans des logiques qui ne sont pas toujours celles du service public.

Quels seraient les enjeux du développement des dispositifs de postvention ?
En moyenne, un suicide endeuille dix proches et impacte plusieurs dizaines de personnes. Il nous faut développer des mesures d’accompagnement, de soutien et d’intervention suite à un suicide, afin de prévenir les conséquences négatives pour l’ensemble des personnes exposées (famille, professionnels de santé, autres patients et membres de l’établissement). Il s’agit de soulager la détresse des personnes endeuillées par le suicide, de prévenir certains troubles de santé mentale, de réduire le risque de contagion suicidaire (voir à ce sujet le programme Papageno) et de promouvoir un retour progressif vers le fonctionnement habituel de l’exploitation.

Consultez le rapport « Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture ».

 

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