Sur le fil

Lettre ouverte à mes ami.e.s islamo-gauchistes, ainsi qu’à mes ami.e.s laïcard.e.s et islamophobes.

« Presque partout (…) l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’opération de la pensée. C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée. »

Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, 1940

Chères amies, Chers amis,

Je ne suis pas certain d’avoir parmi vous beaucoup d’islamo-gauchistes, i.e. de ceux qui considèrent que l’islamisme -ou l’islam politique si vous préférez- et même sa dérive terroriste, n’est que l’expression de la colère légitime d’un nouveau prolétariat, mais j’en ai qui sont considérés comme tels par d’autres de mes amis. Je ne le suis pas davantage d’avoir parmi vous des « laïcards », intolérants à toute forme d’expression religieuse, a fortiori aux seules expressions d’obédiences musulmanes, et donc « islamophobes », et surtout racistes à l’endroit de nos concitoyens d’origine maghrébine, mais j’en ai qui sont considérés comme tels par d’autres de mes amis.

Aux uns et aux autres je veux dire à quel point je suis atterré par la façon dont le débat se développe sur l’islamo-gauchisme. Atterré pour ne pas dire désespéré par le sommet atteint en matière d’hystérisation des débats sur ces sujets dans toutes les sphères de la société et dans tous les ordres de la connaissance.

Aux uns et aux autres je lance un appel pour que nous sortions de cette impasse dans laquelle nous sommes en train de nous enfermer en substituant l’anathème et l’invective à la discussion, la polémique et le terrorisme verbal à la dispute. J’ai parfois envie de renvoyer les uns et les autres dos à dos, de passer en quelque sorte du « en même temps » macronien, au « ni-ni » mitterrandien -dans les deux cas le degré zéro de la pensée dialogique-, voir de sortir du jeu et de ne plus m’exprimer, cédant à ce sentiment d’impuissance de l’argumentatif face aux passions qui a du saisir Camus quand il a décidé de se taire sur la guerre d’Algérie. Je voudrais que nous arrivions à sortir de cette pensée binaire et totalisante qui caractérise nos débats, pour essayer de penser la complexité de ces questions dans les différents ordres de la connaissance et de l’action.

Sur le plan de la connaissance scientifique, ou du moins des savoirs académiques, puisque c’est sur ce terrain que le débat vient d’être relancé, acceptons que la quête de la vérité puisse prendre plusieurs chemins, que des vérités en apparence contradictoires puissent être également vraies : tout ne peut être ramené aux convictions et au prosélytisme religieux, mais pas non plus aux condition sociales ou aux origines ethniques, et si chercher à expliquer n’est pas excuser, ne considérer ces phénomènes que comme une conséquence de l’esclavage ou de la colonisation, revient à passer de l’explication à l’accusation. Et n’oublions pas que s’il peut y avoir des vérités contradictoires, il y a aussi des affirmations qui sont fausses ainsi que des « méchants faits » qui viennent « détruire les (plus) belles théories » : nier l’islamisation de certains quartiers et ses conséquences c’est nier des faits établis par de nombreuses enquêtes de terrain ; ne pas entendre les « Allahu akbar » qui ont été lancés à chaque attentat, est du même ordre que d’oublier le « Deus vult » des premiers croisés. Je rêve d’un savoir humain qui intègre la complexité et la contradiction et se soumette à l’épreuve du réel.

Dans l’ordre politique, je sais qu’en démocratie on a toujours tendance à ramener les débats à des choix binaires pour que le vote constitue un vrai choix pour les citoyens, entre le oui et le non, ou entre la gauche et la droite, et que l’habileté politique consiste à cliver à l’endroit qui permettra à une majorité de se rallier à son camp. Mais ces clivages relèvent plus souvent de la démagogie que de la pédagogie – comme disait Simone Weil, « On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position « pour » ou « contre ». Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre »– , et la stigmatisation sous couvert d’islamisme de nos concitoyens musulmans permet d’agréger sur une position présentée comme laïque ce qu’il y a de plus nauséabond dans le chauvinisme national. Je rêve d’une démocratie qui serait capable d’intégrer dans ses choix la complexité des problèmes en se donnant « la vérité et la justice » comme critère de décision.

Il en est de même dans l’ordre de la spiritualité et des convictions religieuses, où la laïcité se trouve instrumentalisée au profit de combats qui ne sont pas les siens. Se focaliser sur la question du voile et de pratiques qui sont les formes d’expression, aujourd’hui, d’une partie hélas croissante des musulmans, ce n’est pas donner à voir une conception positive de la laïcité (je ne parle pas de cet oxymore sarkozien de « laïcité positive ») et c’est en détourner nombre de nos concitoyens, notamment les plus jeunes. Mais ramener la laïcité au seul respect de la liberté religieuse, libertés de conscience et de culte comme l’affirme l’article 1er de la loi de 1905, c’est la ramener à une simple tolérance –« il y a des maisons pour cela » disait Clemenceau, à moins que ce ne soit Claudel- et en oublier les exigences pour les religions elles-mêmes ; notamment l’acceptation des autres convictions comme des critiques, y compris caricaturales, des religions, ce qui exclue tant les notions de blasphème que d’apostasie. Il faut saluer à cet égard le travail théologico-politique qui a été effectué par le CFCM avec la charte des principes de l’islam de France, et l’on aimerait que d’autres institutions religieuses en fasse de même. Je rêve de quêtes spirituelles qui s’inscrivent dans cette conception à la fois positive et exigeante de la laïcité.

En fait je rêve d’une société qui soit tout autant habitée par le souci de fraternité, que par ceux de liberté et d’égalité.

De façon très républicaine donc, salut et fraternité, à chacune et à chacun.

Daniel Lenoir

Paris, Croulebarbe, le 23 février 2021.

 

4 commentaires

  • Cher Daniel,
    Je te remercie pour cette lettre que tu as bien voulu m’adresser. En effet, je fais partie de tes amis qualifiés par d’autres d’islamo-gauchiste. A cause de ma foi chrétienne, je suis souvent traité de « bigot » aussi. Je me sens donc très concerné par ce que tu écris. Et je dois te le dire, je trouve ton texte admirable. J’apprécie ta volonté de conciliation et, surtout, ce désir qui t’anime de continuer à réfléchir, à penser coûte que coûte, sans tomber dans le piège du manichéisme intellectuel. C’est la raison pour laquelle, je voudrais te faire part des quelques réflexions que m’inspire ton texte.

    1. Pour moi, l’islamisme (ou l’islam politique) – qui n’est pas forcément synonyme de terrorisme d’ailleurs – n’est pas que « l’expression de la colère légitime d’un nouveau prolétariat ». Mais elle l’est aussi ! N’analyser l’islamisme que sous l’angle religieux et théologique, c’est passer complètement à côté d’une analyse globale qui, seule, pourra nous aider à combattre l’extrémisme à long terme. Il y a des causes sociales et politiques bien sûr à ces dérives, qu’il s’agisse des systèmes dictatoriaux (comme en Egypte ou en Syrie), des intérêts économiques des grandes puissances, des guerres menées en Afghanistan, en Irak et dans d’autres pays du Proche-Orient, des inégalités Nord/Sud et des humiliations à répétition vécues par de nombreuses populations musulmanes dans cette partie du monde. Et je ne parle pas de la situation des banlieues en France, complètement abandonnées par l’Etat et par la République. Comme Olivier Roy, je pense que certains « damnés de la terre » trouvent aujourd’hui dans l’islamisme un excellent outil pour mener leur combat et rallier à leur cause. Ben Laden a malheureusement pris la place laissée vacante par Che Guevara. Si nous voulons mettre fin à cette idéologie mortifère, il faut agir sur ses causes. Des causes religieuses et théologiques certes (c’est l’une des raisons pour lesquelles je suis engagé dans le dialogue interconvictionnel, afin d’encourager mes amis musulmans éclairés qui veulent réformer l’islam), et des causes sociales et politiques qui, elles, ne sont absolument pas traitées. C’est la raison pour laquelle, moi aussi, je rêve d’un savoir humain qui intègre « la complexité et la contradiction et se soumette à l’épreuve du réel ».

    2. Sur l’aspect théologique, il me semble évident que l’islam doit revisiter ses dogmes et ses concepts, pour entrer de plain-pied dans la modernité, mais que ceci est l’affaire des musulmans. Et d’ailleurs, beaucoup y travaillent déjà. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de les encourager, en soutenant notamment toutes les tendances réformatrices au sein de cette religion. Ce que fait très bien le dialogue interconvictionnel, tant décrié par les laïcistes. Mais ce n’est ni toi ni moi qui allons réformer l’islam de l’extérieur. Et c’est encore moins le rôle de l’Etat. La laïcité exige que l’Etat ne s’occupe pas de cela, surtout quand celui-ci cherche à prendre un contrôle, comme cela se pratique en Chine. La séparation des pouvoirs ne doit pas être à sens unique. Elle est à double-sens. A cet égard, le projet de loi contre les séparatismes me paraît très dangereux car il remet en cause la laïcité et cette séparation des pouvoirs. Tu évoques le travail « théologico-politique » qui a été effectué par le CFCM avec la charte des principes de l’islam de France, en faisant mine d’oublier que cette charte est loin de faire l’unanimité chez les musulmans, même parmi les plus ouverts et les plus républicains. Pourquoi ? Parce que cette charte est le fruit d’un jeu de dupes. Dictée par quelques fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, elle n’est pas le résultat d’une véritable réflexion collective, libre et désintéressée. L’évolution de l’islam ne se fera ni par la contrainte ni par l’extérieur. Aurait-on imaginé le général de Gaulle présider le concile Vatican II ?

    3. Tu écris : « Ramener la laïcité au seul respect de la liberté religieuse, libertés de conscience et de culte comme l’affirme l’article 1er de la loi de 1905, c’est la ramener à une simple tolérance et en oublier les exigences pour les religions elles-mêmes. » En écrivant cela, tu fais partie de ceux qui estiment que la laïcité est une « valeur » en soi et qu’elle a un contenu moral ou philosophique. Ce n’est pas mon opinion. Et ce n’est pas ainsi qu’Aristide Briand a promu sa loi en 1905. La laïcité concerne les relations entre les Eglises (ou les religions) et l’Etat, et non le comportement des citoyens. Dans une conférence inaugurale à Sciences-Po, Laurent Fabius résumait cette idée en une phrase : « la laïcité, c’est la neutralité de l’Etat, pas la neutralisation des individus ». La loi de 1905 est une loi libérale qui entend « séparer » les pouvoirs, pas les contrôler. De la même manière que les Eglises n’ont pas à empiéter sur le pouvoir politique, l’Etat n’a pas à empiéter sur les religions ou à leur dicter leur conduite. Laissons ce genre de comportement politique à la Chine. La laïcité est avant tout un cadre juridique qui s’impose à tous. Que ce cadre nous invite à un certain état d’esprit, qu’il nous conduise à vivre ensemble dans le respect des différences, à agir ensemble pour le bien commun, à contribuer à l’avènement d’une société plus unie, plus humaine, plus fraternelle, oui !!! Mille fois oui ! Et c’est pour cela que je pense que la laïcité est une chance. Mais elle reste un cadre, pas une valeur. Elle est au service des trois valeurs fondamentales que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. Et lorsqu’elle n’est plus en concordance avec ces trois valeurs, alors c’est qu’elle devient folle.

    4. Tu sembles renvoyer dos-à-dos ceux qui accusent les uns d’être « islamo-gauchistes » et ceux qui accusent les autres d’être « laïcards » ou « islamophobes ». Pourtant, de mon point de vue, il n’y a pas de symétrie entre ces deux attitudes. En effet, il existe aujourd’hui une véritable chasse aux sorcières (et je pèse mes mots) menée contre ceux qui, comme moi ou d’autres, ont le malheur d’aimer leurs concitoyens musulmans et de dénoncer les discriminations dont ils peuvent parfois être victimes. Je pense notamment à ces femmes voilées qui se font cracher dessus dans la rue, comme cela arrive trop souvent. Le triste épisode de la ministre Vidal, voulant traquer les islamo-gauchistes à l’université, est à cet égard très révélateur. A ce que je sache, il n’ y a pas de chasse aux sorcières dirigée contre les islamophobes ou les « laïcistes » (je préfère ce terme à celui de « laïcard » qui me rappelle trop Maurras). Au contraire, ces derniers ont plutôt le vent en poupe, notamment au sein du gouvernement comme au sein de la plupart des forces politiques aujourd’hui, de la gauche à l’extrême-droite.

    Merci de m’avoir donné l’occasion d’exprimer ma pensée. Je serais heureux de pouvoir en reparler avec toi. Avec toute mon amitié,
    Laurent

    • Merci Cher Laurent pour cette longue réaction qui respecte les règles de la discussion et de la dispute, sans tomber dans la polémique et l’anathème. J’essaierai de trouver le temps de répondre à chacun de tes points qu’évidemment je ne partage pas tous.
      En tous cas j’apprécie que ce blogue, comme le groupe Facebook « Laïcité j’écris ton nom » (https://www.facebook.com/groups/138541060162085), permette d’accueillir un débat exigeant mais ouvert.
      Amitiés.
      Daniel

    • Cher Joël Chazerault,
      Vous avez eu tord : je n’utilise l’écriture dite inclusive que dans le titre ; vous avez donc dû vomir avant la troisième ligne !
      Cela dit je ne suis pas sûr que vous auriez apprécié la suite.
      Bien à vous.
      Daniel Lenoir

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