Bref !, In memoriam

Oeconomus humanus : hommage à Daniel Cohen

Daniel Cohen est décédé le 20 août à l’âge de soixante-dix ans. Je n’ai pas eu la chance de le rencontrer, mais la lecture des écrits de cet économiste, hétérodoxe sans l’être, a été une source d’inspiration.

Deux caractéristiques de sa pensée sont particulièrement importantes pour moi :

  • d’une part le souci, dans le prolongement de Karl Polanyi, actuellement à l’honneur sur France Culture, de réencastrer l’économie dans l’ensemble de la société
  • d’autre part la dimension humaniste de sa réflexion, à l’inverse d’une conception froide (voire lugubre) de l’économie, renouant avec l’inspiration de « l’économie humaine » de François Perroux.

J’ai sélectionné dans ma collection de citations sur Babelio quelques extraits de ses ouvrages qui illustrent ces deux aspects.

  • Sur la richesse (le PIB) et la croissance

« Il nous faut guérir de notre addiction à la croissance et réussir à créer une société harmonieuse sans son secours. »

« La croissance n’est pas un moyen rapporté à une fin, elle fonctionne davantage comme une religion dont on attend qu’elle aide les hommes à s’arracher au tourment d’exister. »

« Ainsi s’explique pourquoi la croissance, davantage que la richesse, est importante pour le fonctionnement de nos sociétés : elle donne à chacun l’espoir, éphémère mais toujours renouvelé, de se hisser au dessus de sa condition psychique et sociale. »

« Bon nombre d’institutions sociales ont besoin de croissance parce que leur construction a été pensée à un âge de croissance rapide. »

  • Sur la « révolution numérique » :

« Après de nombreux tâtonnements, il semble que la société postindustrielle ait trouvé une voie, et un nom pour se définir en propre : la société digitale. Pour trouver du  » rendement », elle exige de chacun qu’il entre, comme un suppositoire, dans le grand corps cybernétique, pour devenir une information qui puisse être traitée par une autre information. Les logiciels, l’intelligence artificielle, vont pouvoir s’occuper d’un nombre illimité de clients, les soigner, les conseiller, les divertir, à condition qu’ils aient été préalablement numérisés. (…)  Telle est la promesse annoncée par l’homo digitalis, celle d’un monde affranchi des limites du corps humain. Toute la question est évidemment de savoir si le remède ne sera pas pire que le mal. »

Quoi qu’il en soit, la révolution numérique est en marche. Elle prend sa place dans la longue file des innovations radicales qui ont bouleversé la manière de penser des humains. À l’origine, l’invention de l’écriture avait marqué d’un sceau irrémédiable la rupture entre la « pensée sauvage », comme l’appelle Lévi-Strauss, et les sociétés où l’Histoire, comme processus cumulatif, se met en place grâce à l’écrit. À l’orée du monde moderne, l’imprimerie avait elle aussi provoqué une véritable révolution intellectuelle, favorisant la liberté de penser et contribuant à l’essor de la Réforme.
On pensait que l’intelligence artificielle tiendrait sa place dans cette glorieuse lignée, qu’elle nous aiderait à mieux penser individuellement et collectivement, qu’elle multiplierait les expériences collaboratives telle que Wikipédia. Il semble hélas possible d’affirmer que cette promesse ne sera pas tenue. La transformation en cours fait naître un individu marqué par la crédulité et l’absence d’esprit critique. On attendait Gutenberg mais c’est une télévision 2.0 qui est en train de s’imposer.

  • Sur la consommation :

 » Plusieurs aspects de cette révolution du Big Data en cours s’inscrivent en fait dans les tendances antérieures. Elle prolonge à sa manière la société de consommation traditionnelle en prônant l’avènement d’une société du sur-mesure au plus près des désirs des consommateurs mais au terme de laquelle il s’agit toujours d’acheter du dentifrice ou des voitures.

« La consommation est devenue comme une drogue, une addiction : le plaisir qu’elle procure est éphémère ».

  • Sur la crise écologique

« La croissance industrielle conçue comme la production indéfinie d’objets n’a certes pas disparu, il suffit de mesurer la hausse permanente des déchets que la société postindustrielle continue de générer. Mais elle est davantage l’écho d’un monde en voie de disparition que la promesse d’un avenir radieux. »

  • Sur la science sociale

« Pour comprendre les causes de ces morts du désespoir, il faut revenir à Emile Durkheim et à son ouvrage Le Suicide publié en 1897. C’est un livre d’une subtilité exceptionnelle qui fonde la sociologie française et plus généralement la possibilité même d’une science de la société. »

  • Et pour conclure :

« Le problème est que la « crise » est devenu une manière ordinaire de fonctionnement du système. »

Paris, Croulebarbe, le 22 août 2023

Post-scriptum

En complément le papier excellent et émouvant de Christian Chavagneux dans Alteréco

Les idées larges de Daniel Cohen | Alternatives Economiques (alternatives-economiques.fr)

Dans le train de Paris à Cahors, le 24 août 2023

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