En préparant mon intervention hier soir devant le Mouvement De l’Air à l’invitation de Pascal Brice, son président je me suis plongé dans la lecture de la note que Nicolas Revel, actuel directeur général de l’APHP a commise pour Terra Nova, « La santé des Français : sortir de l’impasse », dans laquelle je me suis largement retrouvé, sauf sur un point.
« La branche maladie a ceci de singulier que chaque année l’évolution spontanée des dépenses est projetée à plus de 4 % quand on sait que le modèle ne s’équilibre pas à plus de 2,5 % environ, soit le niveau moyen auquel le Parlement a fixé l’objectif national des dépenses de l’Assurance maladie (ONDAM) tout au long des 15 années ayant précédé le Covid. »
Tel un lanceur d’alerte, Nicolas Revel anticipe « un véritable mur démographique et épidémiologique qui se profile à l’horizon des 25 prochaines années » et identifie deux défis à relever : « celui de l’offre de soins » et « celui de la soutenabilité économique d’un système de santé dont nous souhaitons qu’il reste accessible, solidaire mais aussi financièrement équilibré ». Sans rentrer dans le détail je suis globalement d’accord sur les solutions proposées pour répondre au premier défi et qui visent principalement à augmenter le nombre de professionnels de santé, propositions qui au demeurant ne sont pas nouvelles mais dont on voit les difficultés à les mettre en œuvre et qui ne règlent pas, à elles seules, toutes les question relatives à l’offre de soins. C’est surtout sur ce deuxième défi que je voudrais revenir, notamment sur le présupposé : « On ne coupe donc pas à la nécessité de freiner l’évolution spontanée de la dépense de santé afin de la ramener dans la zone d’équilibre du niveau de progression potentielle des recettes. »
L’ancien directeur général de la Cnam rappelle que pour réguler cette dépense trois voies existent dont, pour lui, deux ont été utilisées :
- la méthode tarifaire qui « vise à réduire les tarifs des actes réalisés ou des produits consommés afin que cette réduction des prix vienne compenser l’impact financier lié à la progression des volumes » ; c’est elle qui a conduit à ne pas actualiser les tarifs, notamment pour l’hôpital, et par voie de conséquence les rémunération des hospitaliers, du secteur public et non-lucratif (ceux du privé, ou du moins les médecins bénéficiant des revalorisations tarifaires et pouvant se rattraper avec les dépassements d’honoraires) qui explique en grande partie la désaffection pour les métiers de l’hôpital.
- la réduction de « la prise en charge des assurés, soit en jouant sur le taux de remboursement, soit en créant des franchises, soit encore en excluant du panier de soins des dépenses dont le service médical rendu semblerait insuffisant » ; si on met à part l’institution des franchises par Raffarin, qui ne sont pas remboursables par les complémentaires et visent, pour leurs promoteurs, à « responsabiliser » les assurés sociaux – et les déremboursements au demeurant limités de certaines spécialités médicales, l’essentiel conduit à un report de la dépense vers les complémentaires.
Notons que cette technique du déremboursement n’a quasiment plus été utilisée depuis le plan Juppé – alors qu’elle l’avait été abondamment dans les périodes précédentes. Mais il est clair que l’exécutif actuel est tenté de renouer avec celle-ci, ce qui a d’ailleurs conduit à la motion de censure contre le gouvernement Barnier ; une technique qui relève en fait de celle du sapeur Camember, à ceci près qu’elle recouvre aussi une escroquerie ; en effet, pour éviter l’augmentation d’un prélèvement obligatoire pour « boucher le trou » on augmente une dépense contrainte (sauf pour ceux qui ne peuvent y faire face et sont, de ce fait, exclus), la cotisation à une complémentaire, mutuelle ou autre, avec de surcroit un rendement moindre en termes de remboursement (comme je l’ai montré ici : « 1 € cotisé c’est moins de 0,65 € remboursé pour une complémentaire, contre plus de 0,95 € pour la Sécu, soit un rendement diminué de 30% »).
« Sergent ! interroge Camember, et la terre du trou ? — Que vous êtes donc plus herméfitiquement bouché qu’une bouteille de limonade, sapeur ! Creusez un autre trou ! — C’est vrai ! » approuve Camember.
En fait plus que la réduction de la prise en charge, c’est surtout la technique tarifaire qui a été utilisée entre 2008 et 2019 et aurait sûrement continué s’il n’y avait pas eu la crise Covid, et c’est elle qui a permis de ramener le taux de croissance de l’Ondam à un niveau équivalent à celui du PIB et de stabiliser sa part autour de 8,3 %, ce qui avait permis à « la branche maladie (de se) rapprocher de l’équilibre »,
Comme le montre le graphique ci-dessous, cela a conduit à ramener le taux de croissance de l’Ondam autour de 2,3 % pendant plus de dix ans.
Source : Haut conseil de l’assurance maladie jusqu’à 2012 et commission des comptes de la sécurité sociale depuis 2012 ; FIPECO.
Mais c’est aussi cette forme de régulation de type budgétaire, par les tarifs, qui explique largement, ou du moins surdétermine (dans la mesure cette cause détermine aussi les autres causes), la dégradation d’un système de santé qui était considéré en l’an 2000 comme le meilleur du monde par l’OMS : i.e. non seulement la sous-rémunération des hospitaliers, mais aussi les diverses crises (urgence, psychiatrie) qui en ont résulté, l’insuffisante reconversion de lits hospitaliers en lits de réanimation, les pénuries de médicaments (en raison de prix significativement plus faible en France que dans les autres pays de l’OCDE), le retard dans l’ouverture du numérus clausus, l’abandon de tous les projets de mise en place d’une vraie couverture de la dépendance des personnes âgées, compte tenu de leur coût, et même jusqu’à l’insuffisance d’offre de soins palliatifs qui fait douter de l’effectivité du « droit opposable » à ces soins que vient de voter à l’unanimité l’Assemblée nationale, ou encore la poursuite d’un numerus clausus trop restrictif, la diminution de la part relative des dépenses de prévention et d’investissement dans la qualité des soins, sans parler de cette forme de « rationnement d’atmosphère » qui a conduit à ne pas renouveler les stocks de masques qui avaient été constitués au moment de la grippe H1N1 à l’initiative de Roselyne Bachelot.
C’est pourquoi je partage totalement l’idée qu’il faut abandonner ces deux formes de régulation au profit de la troisième, ce qu’on appelle traditionnellement « la maîtrise médicalisée » et que je préfère pour ma part appeler « régulation médico-économique » et ne peut que soutenir les propositions dans ce domaine. Une idée qui n’est pas nouvelle et qui repose sur un constat ancien que l’on doit notamment au Pr Claude Béraud, à l’époque médecin national de la Cnam et qui dans son rapport « La Sécu c’est bien, en abuser ça craint ! » dénonçait déjà en 1992 « la non-qualité médicale et économique du système de soins » dont le coût était déjà évalué par Gilles Johanet « à 120 milliards, dont 60 milliards (…) aisément récupérables », soit un ordre de grandeur équivalent aux 20 à 30 % de dépenses de santé « considérées comme inutiles et donc évitables » pour reprendre le constat de Nicolas Revel. C’est sur cette base que Gilles Johanet avait fondé son plan stratégique après son retour à la Cnam, six ans après, plan stratégique que j’avais d’ailleurs soutenu, en tant que directeur général de la MSA.
Ce sont les mêmes constats qui ont motivé les actions que j’ai engagées, avec un certain succès, il y a une vingtaine d’années, pour le développement de cette « maîtrise médicalisée », avec, par exemple :
- la campagne « les antibiotiques c’est pas automatique », qui a permis, dès la première année, une réduction des prescriptions inutiles.
- les accords de bon usage des soins, notamment sur la visite à domicile, en contrepartie d’une revalorisation de l’acte, et dont la diminution a permis de compenser la dépense supplémentaire, ou sur la prescription en DCI, pour déconnecter la prescription du médicament de l’influence des firmes.
- la création des délégués de l’assurance maladie, pour faire contrepoids au réseau des visiteurs médicaux.
- le plan de contrôle des arrêts de travail, ciblé sur les « gros prescripteurs », qui a permis d’infléchir trois mois après son lancement, la courbe de croissance.
D’autres n’ont pu être engagées ou ont été arrêtées par mon successeur, comme :
- l’accord de bon usage des soins pour lutter contre la polymédication des personnes âgées, qui a fait l’objet, malgré les effets morbides de cette surmédicalisation pendant la canicule de 2003, d’une manœuvre réussie du lobby pharmaceutique pour la faire invalider.
- la généralisation des études post-amm avec la création d’un groupement d’intérêt scientifique (GIS) avec la DGS, l’Inserm, l’agence du médicament (ce qui aurait permis d’identifier plus tôt les effets du Médiator, comme d’autres médicaments), GIS qui a été mis en sommeil dès mon départ.
- les travaux préparatoires à la mise en place d’un dossier médical partagé qui, malgré l’inscription du projet dans la loi de 2004, a été abandonné par mon successeur, jusqu’à ce que le projet ressorte de terre, quelques 10 ans après, à l’initiative d’un certain … Nicolas Revel.
- sans attendre la mise en place d’un suivi des prescriptions à destination des médecins (le Web médecin) pour éviter là encore la surprescription, visiblement abandonné lui aussi, ce qui a conduit les pharmaciens à développer le « dossier pharmaceutique ».
- le projet inabouti d’un contrôle des prescriptions hors ALD pour les patients en affection de longue durée, reposant sur un ciblage qui devait être validé par la toute nouvelle HAS et intégré dans les logiciels de l’assurance maladie.
Nicolas Revel a raison de rappeler que cette régulation médico-économique que nous appelons de nos vœux nécessite d’abord « la mesure, (…) l’évaluation et (…) la transparence en matière de pratiques et de résultats cliniques ». Mais c’est justement pour cela que j’avais milité pour la création de la Haute autorité de santé qui s’est, en fait, toujours refusée à s’inscrire dans une perspective médico-économique.
Il a raison aussi de dire qu’elle nécessite « d’assumer que cette exigence de qualité et de sécurité des soins implique d’avancer dans l’ajustement de notre carte sanitaire ». Là encore, c’est pour cette raison que j’ai milité pour la création des Agences régionales de santé (ARS) et y ai pris ma part. Mais on voit bien les obstacles ou les critiques auxquelles elles ont eu à faire face.
Il a encore raison sur la nécessité « d’inscrire ces enjeux de qualité et de sécurité des soins, de pertinence et de juste prescription, dans un rationnel économique incitatif », ce qui suppose à la fois que patients et surtout prescripteurs aient conscience des coûts des soins pour la collectivité et pour cela de revenir sur le principe de la seule rémunération à l’acte. Or malgré les progrès faits dans ce domaine, la rémunération à l’acte reste déterminante.
Il a raison également de constater « que la France a sous-investi, plus encore que les autres pays voisins, (dans) le champ de la prévention », et que celle-ci doit permettre d’éviter certaines dépenses. C’est ce que j’avais développé dans la région dont j’avais la charge entre 2005 et 2009, dont l’essentiel de la sur dépense de santé était lié à une mauvaise éducation à la santé et à un recours trop tardif aux soins. Force est de constater que les budgets « prévention » des ARS ont fait l’objet d’arbitrages défavorables.
Il a raison enfin de noter que « près d’un Français sur trois désormais concerné par au moins une maladie chronique » et que le système ne s’est pas adapté à cette révolution épidémiologique. Mais là encore ce n’est pas faute d’avoir tenté d’organiser des parcours de soins coordonnant l’ensemble des intervenants.
Sur ces différents points c’est à une véritable inflexion de la politique de santé et d’assurance maladie portée par l’ensemble des acteurs qu’il faut appeler si l’on veut que les initiatives qui vont dans ce sens ne relèvent plus de la technique qui vise à « vider la mer avec une cuillère ».
Mais là où je suis en désaccord, c’est sur le fait que l’ensemble de ces mesures permettrait de « frein(er) d’au moins un tiers » « la progression de la dépense (…) par rapport à sa dynamique naturelle », ce qui « correspondrait précisément à l’écart qu’il nous faut réduire chaque année pour ramener le rythme de progression de la dépense au niveau où nous pouvons la financer sans creuser le déficit » autrement dit de ramener, en tous cas à court terme, le taux de croissance de l’Ondam à celui du PIB, et cela pour plusieurs raisons
- d’abord, compte tenu de la faible croissance et de la faible inflation, la dynamique naturelle de la dépense est significativement supérieure de plus d’un tiers de la croissance du PIB.
- ensuite, si les marges d’économie, i.e. d’optimisation, sont probablement considérables, les actions dans ce domaine ont un plus long délai de mise en œuvre, et ont souvent des effets dans l’autre sens, notamment par un meilleur accès aux soins : c’est cette raison qui a fondamentalement conduit à l’abandon de cette voie à partir de 2008
- notons à ce sujet l’effet également contradictoire des dépenses de prévention qui certes peuvent générer des économies de soins (et d’indemnités journalières) à court et moyen termes, mais génèrent aussi des dépenses parfois plus importantes à moyen et long termes (allongement de la durée des retraites et développement de maladies plus tardives souvent plus longues et couteuses comme les affections neurodégénératives)
- par ailleurs elles nécessitent des investissements importants dans le système de santé et de prévention sans compter la nécessité de développer l’offre de soins dans des secteurs mal couverts comme la dépendance des personnes âgées ou les soins palliatifs, par exemple.
- enfin il faut arriver à « solder les déficits croissants » sans passer par un taux de croissance négatif de l’Ondam.
Il est d’ailleurs considéré par les économistes que la dépense de santé, bien supérieur, croît plus rapidement que le PIB, même si on arrive à éviter de plus en plus les dépenses inutiles ou néfastes. On n’évitera pas, à mon sens, d’augmenter modérément, mais régulièrement, les recettes de l’assurance maladie, en assurant la transparence sur l’utilisation des fonds. C’était l’objet du « compte charges et produits » prévu dans la loi de 2004 et qui s’inspirait des rapports sur l’exécution de l’Ondam que j’avais sortis pour les exercices 2022 et 2023. Mais celui-ci a abandonné l’ambition d’une projection et d’un ajustement des dépenses et des recettes, au profit d’actions ponctuelles souvent utiles mais d’impact marginal sur la dépense globale. Ce que l’on devrait demander à l’assurance maladie, c’est un compte prévisionnel « charges et produits » sur cinq ans qui programme à la fois la régulation de la dépense et la croissance, modérée, des recettes.
Paris Croulebarbe, 5-8 juin 2025
Annexe : Un scénario de financement dynamique à développer.
- augmentation ponctuelle de la CSG pour absorber le déficit prévisionnel 2026 après
- transfert des déficits précédents sur la Cades dont la durée d’amortissement serait allongée à due proportion
- augmentation des droits sur les donations et les successions les plus importantes et affectation du produit de ces taxes à la « cinquième branche » (avec en contrepartie la suppression du recours sur succession pour les prestations pour lesquels il subsiste).
- augmentation de 0,2 points annuel de la CSG ensuite pendant cinq ans avec la moitié affectée à la consommation de soins.
- augmentation et extension des taxes comportementales avec un objectif de rendement de 1 Mds par an.
- alimentation avec le produit de ces taxes et de 0,1 points de CSG d’un grand Fonds d’investissement en santé dans lequel serait fondu les actuels fonds (FNPEIS, FIR, etc…) avec mise en place d’une procédure d’évaluation de ces investissements.
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