Démocratie & Spiritualité, Sur le fil

Pour la création d’une autorité indépendante chargée d’arbitrer les dilemmes du quotidien dans l’application des principes de la laïcité 

Appel à la création d’une autorité indépendante chargé d’arbitrer les dilemmes du quotidien dans l’application des principes de la laïcité 

En avril 2021 Démocratie & Spiritualité a lancé sur la plateforme Wesignit un « Appel à la création d’une autorité indépendante sur la laïcité » chargée « d’arbitrer les dilemmes du quotidien dans l’application des principes de la laïcité » et intitulé « Pour une laïcité de paix ».

Cette proposition faisait suite aux débats que nous avions eus, notamment avec Jean-Louis Bianco, sur l’évolution de l’Observatoire de la laïcité, après la volonté manifestée par le gouvernement de l’époque de ne pas renouveler cette instance rattachée au Premier ministre et de lui substituer un comité interministériel chargé de la laïcité, rattaché, lui, au ministre de l’Intérieur. La proposition a recueilli un peu plus de 1600 signatures, mais, dans le contexte de l’hystérisation des débats qui ont suivi avec le projet de loi dit « séparatisme », elle n’a pas vraiment été étudiée.

Avec le recul, la façon dont le débat sur l’abaya a été conduit au cours de l’été 2023 montre à quel point cette proposition était pertinente, comme, d’ailleurs, nous l’avions anticipé à l’époque : « Pour apaiser les débats sans instrumentalisation politique ou idéologique et régler les dilemmes du quotidien dans le respect des droits humains et des libertés publiques l’association Démocratie & Spiritualité appelle à créer, pour remplacer l’Observatoire de la laïcité, une autorité administrative indépendante, à l’image du Défenseur des droits ou de la Cnil, plutôt qu’une « administration » comme l’a annoncé la ministre déléguée chargée de la citoyenneté. »

L’affaire de l’abaya a montré à quel point un dilemme – « faut-il ou non, en application de la loi de 2004[1], interdire le port de l’abaya (et de la qamis pour les garçons) à l’école ? » – pouvait à la fois être instrumentalisé à des fins politiques et idéologiques (flatter le sentiment antimusulman de nombre de nos concitoyens), conduire à une hystérisation du débat qu’on avait rarement connu, tout en ramenant les questions de la rentrée scolaire à ce seul sujet.

Faisons un peu de politique fiction. Si la proposition de  D&S avait été retenue :

  • Au lieu d’annoncer à grand renfort de communication médiatique la sortie d’une circulaire interdisant l’abaya, le ministre de l’Éducation nationale aurait saisi la Haute autorité chargée de la laïcité pour rendre un avis (ou une recommandation) opposable (c’est-à-dire ayant la même autorité que sa circulaire).
  • Il est assez probable que celle-ci aurait conclu à l’interdiction (puisque le Conseil d’Etat l’a validée), mais après avoir procédé à des auditions permettant aux différents points de vue de s’exprimer.
  • Sa décision aurait pu de la même façon que la circulaire du ministre être contestée devant le Conseil d’Etat qui aurait, quel qu’elle soit, rendu la même décision.
  • L’ordre juridique serait globalement le même mais nous nous serions évité un mauvais débat « politique », particulièrement nauséabond, qui a renforcé un clivage inutile au sein de la société française, et pu consacrer notre énergie et nos disputes démocratiques à d’autres sujets plus essentiels tant sur l’éducation que sur la situation dans les banlieues, ou sur l’immigration, par exemple (pour ne parler que des sujets connexes à cette affaire).

Le recours à cette instance pourrait aussi être un moyen de revenir sur certaines dérives de la loi dite « séparatisme »[2], comme, par exemple l’instrumentalisation du contrat d’engagement républicain à des fins qui n’étaient pas les siennes, comme la remise en cause par l’exécutif ou par les préfets de la promotion de la désobéissance civile comme forme d’action non-violente.

Pourquoi recourir à une Autorité indépendante ? « organismes administratifs qui agissent au nom de l’État et disposent d’un réel pouvoir, sans pour autant relever de l’autorité du gouvernement »[3], la réponse est dans la définition qu’en a donné le Conseil d’Etat.

Si le régime de la laïcité est clair dans son énoncé, et globalement partagé par une grande majorité d’acteurs, il est néanmoins complexe car il articule plusieurs principes (respect de la liberté religieuse, restrictions au rôle que les religions jouent dans les règles de la vie collective et donc neutralité de la République) qu’il faut combiner entre eux avec toujours le risque d’en privilégier l’un sur l’autre.

Cela emporte deux conséquences :

  1. L’application de ces principes à des situations concrètes n’est pas toujours évidente, mais ne peut relever du « sens commun » de la laïcité qui obéit souvent à des mouvements d’opinions qui n’ont pas grand-chose à voir avec elle.
  2. Les risques d’instrumentalisation pour flatter ce sens commun en sont d’autant plus importants et viennent brouiller le message laïque de la République.

Il s’agit donc, avec cette Autorité indépendante, de mieux gérer collectivement ce « bien démocratique »[4] constitué au cours de notre histoire et qui est à ce titre visée dans l’article 1er de la Constitution[5], qui nous permet d’apaiser cette matière explosive que peuvent constituer les religions et de la protéger des flux et reflux de l’opinion et d’éviter son appropriation abusive par tel ou tel courant idéologique.

Daniel Lenoir (Président de Démocratie & Spiritualité)

Paris Croulebarbe, le 21 octobre 2023

 

Texte de l’Appel pour la création d’une autorité indépendante chargée d’arbitrer les dilemmes du quotidien dans l’application des principes de la laïcité.

Répondant à une question du Journal du dimanche du 18 avril sur l’avenir de l’Observatoire de la laïcité, la ministre déléguée chargée de la citoyenneté a indiqué que le gouvernement avait besoin d' »une administration solide sur la laïcité ». Il peut bien sûr y avoir différents points de vue sur l’action qu’a conduite l’Observatoire de la laïcité pendant huit ans, même si certaines des critiques qui lui sont adressées relèvent davantage du procès en sorcellerie que de l’évaluation contradictoire de son bilan. On peut surtout être surpris que l’on envisage de remplacer cette structure placée auprès du Premier ministre par une administration, fut-elle « solide ».

La Constitution dans son article premier définit la France comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Il n’y a pas pour autant d’administration chargée de l’indivisibilité, ni de la démocratie ; quant au social il s’incarne dans un ensemble d’institutions qui font bien plus que l’administrer.

Pour ce qui concerne la laïcité, il y a déjà au ministère de l’Intérieur – et c’est nécessaire pour appliquer la police des cultes prévue par la loi de 1905-, un bureau des cultes, qui, s’agissant de l’exercice d’une liberté fondamentale, pourrait aussi être rattaché au ministère de la justice. Mais à part ce sujet, la laïcité a moins à être administrée, qu’à inspirer, non seulement l’ensemble des politiques publiques (et de ce point de vue le rattachement de l’Observatoire au Premier ministre était pertinent), mais aussi l’ensemble du « vivre ensemble » républicain, ce qui ne relève pas uniquement de l’exécutif.

La laïcité, l’un des principes fondamentaux de la République comme le rappelle la Constitution, vise à combiner, et parfois à concilier, sur le terrain des convictions religieuses et spirituelles, les trois exigences portées par notre devise nationale, la liberté, l’égalité et la fraternité. Cela peut conduire à des dilemmes difficiles à trancher, ce que l’exécutif est souvent mal placé pour faire, ce pour quoi le recours aux juridictions peut s’avérer trop lourd et trop long pour assurer une régulation dynamique, et sur lesquels la modification régulière et opportuniste de la loi s’avère inopérante, comme viennent de l’illustrer les surenchères dont a été l’objet le projet de loi renforçant les principes de la République.

Pour régler ce type de dilemmes, par exemple sur les terrains de « l’informatique et des libertés », ou de « la défense des droits des personnes », nous avons su mettre en place des Autorités administratives indépendantes (en l’espèce la Cnil et le Défenseur des droits) qui jouent un rôle de régulation dynamique, adaptée à l’évolution rapide du contexte, et reposant en grande partie sur la médiation et la recommandation. Sur le même modèle, et pour que la laïcité redevienne l’un des « piliers du consensus républicain », l’association Démocratie & Spiritualité, qui regroupe des personnes de toutes convictions et sensibilités et est attachée à la laïcité comme condition du dialogue interconvictionnel au sein de la société civile, appelle à la mise en place d’une autorité indépendante chargée de la laïcité, qui vienne compléter l’ensemble des dispositifs existants.

Démocratie & Spiritualité

Paris, le 28 avril 2021

 

[1] Qui reprenait la proposition de la commission Stasi qui avait d’ailleurs auditionné D&S à l’époque.

[2] Pacte civique « Laïcité, Islam, islamisme, séparatismes », Jacques André éditeur, 2023

[3] Conseil d’Etat

[4] Cf. Thierry Beaudet « Repoussons les frontières de la démocratie. Irriguer la société, entendre les citouens, intégrer les individus » Editions de l’Aube, Fondation Jean Jaurès, 2023

[5] « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »

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