Chantiers, Sur le fil

Voyages en France d’un agrologue

En 1951, René Dumont publie « Voyages en France d’un agronome ». Il renoue avec la tradition des voyages agronomiques du début du 19ème siècle [1] qui, dans le prolongement des Voyages en France d’Arthur Young, observent et surtout promeuvent le développement en France de la première révolution agricole, contemporaine de la révolution industrielle. Après-guerre, l’illustre agronome, qui travaillait à l’époque au tout nouveau Commissariat général au Plan, se fait le chantre de ce qui va devenir la deuxième révolution agricole, celle que, quelques années plus tard, Michel Debatisse qualifiera de « révolution silencieuse« . Les sous titres de la conclusion de la deuxième édition, « Notre agriculture en péril » résument bien sa pensée :

  • « L’augmentation nécessaire de la productivité exige l’agrandissement des exploitations,…
  • …  une injection préférentielle de capital aux régions pauvres, pour un équipement et une intensification d’abord fourragère …
  • … et surtout une structure économique permettant une rapide expansion. » 

Vingt-cinq ans plus tard, avec François de Ravignan, il reprend le chemin des fermes pour de « Nouveaux voyages dans la campagne française« . Entre temps il a été le premier candidat écologiste à la présidentielle en 1974, après avoir publié un an auparavant un ouvrage prophétique sur la question environnementale,  « L’utopie ou la mort« . Si cette préoccupation écologique générale est présente dans son nouveau tour de France agricole, son analyse des « dégâts du progrès«  en agriculture aborde peu les conséquences environnementales de la modernisation agricole ; l’ouvrage s’inscrit surtout dans la veine tiers-mondiste qui a caractérisé une grande partie de son itinéraire intellectuel et est l’occasion d’une réflexion de l’agronome de la faim sur ce qu’on appelait d’ailleurs à l’époque « la faim dans le monde« . Certes la critique du productivisme en agriculture est présente, mais de façon relativement discrète et beaucoup moins développée que dans « L’intendance ne suivra pas » écrit dix ans après par le coéquipier de ce deuxième tour de France agricole : elle se limite pour l’essentiel à une dénonciation de « l’économie de profit (qui) nous accule dans la voie d’une agriculture « américanisée », si extraordinairement gaspilleuse de richesses rares et, d’abord, de métaux et d’énergie. »

Plus de quarante-cinq ans plus tard c’est pourtant cette question de la conciliation entre l’impératif alimentaire et la préservation de l’environnement qui est devenue un des principaux enjeux de la politique agricole, entrainant des injonctions paradoxales qui contribuent de plus en plus fortement au nouveau malaise agricole, comme je l’ai indiqué dans le rapport sur la « prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture » que j’ai remis au gouvernement à l’issue de ma mission de coordinateur national de ce plan. C’est ce travail qui m’a conduit à revisiter la démarche de René Dumont : au delà des débats hystérisés sur les questions posées par cette troisième révolution agricole qui se déroule sous nos yeux et qui opposent les dénonciateurs du productivisme agricole et ceux qui les dénoncent eux-mêmes comme coupables d’agri-bashing.

Pourtant depuis 2014 et la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, l’agroécologie est devenue un axe central de la politique agricole et plus généralement des « politiques publiques (lesquelles) visent à promouvoir et à pérenniser les systèmes de production agroécologiques (…) qui combinent performance économique, sociale, notamment à travers un haut niveau de protection sociale, environnementale et sanitaire »« ces systèmes privilégient l’autonomie des exploitations agricoles et l’amélioration de leur compétitivité, en maintenant ou en augmentant la rentabilité économique, en améliorant la valeur ajoutée des productions et en réduisant la consommation d’énergie, d’eau, d’engrais, de produits phytopharmaceutiques et de médicaments vétérinaires, en particulier les antibiotiques. Ils sont fondés sur les interactions biologiques et l’utilisation des services écosystémiques et des potentiels offerts par les ressources naturelles, en particulier les ressources en eau, la biodiversité, la photosynthèse, les sols et l’air, en maintenant leur capacité de renouvellement du point de vue qualitatif et quantitatif. Ils contribuent à l’atténuation et à l’adaptation aux effets du changement climatique » [2].

C’est cette politique agroécologique, les conditions de sa mise en œuvre et la façon dont le débat s’organise autour d’elle, qui m’a conduit à vouloir reprendre la démarche de René Dumont, il y a presque 80 ans, en allant voir concrètement comment elle se traduit pour les agriculteurs et comprendre la façon dont elle est perçue et vécue par ceux sur qui elle pèse en premier lieu. Il s’agit ce faisant de sortir de l’hystérisation des débats pour alimenter des échanges que je voudrais apaisés sur ces questions.

En appelant cette enquête que je démarre avec ce papier de blogue « Le tour de France d’un agrologue » (et non d’un agronome) je pensais, avec ce clin d’œil à l’ouvrage fondateur du futur fondateur de la chaire d’agriculture comparée à l’Agro, créer un néologisme ; je me suis aperçu qu’en fait le terme « agrologie » existait déjà : au 19ème siècle comme science du sol[3] , puis, plus récemment comme quasi synonyme d’agroécologie[4]. En tout état de cause, le choix du syntagme « agrologie » en lieu et place de celui d' »agronomie » ne renvoie pas pour moi à la distinction entre la pensée magique de l’astrologie et la pensée scientifique de  l’astronomie [5], mais plutôt à celle entre écologie et économie, donc à une vision plus globale de l’approche des systèmes agricoles (comme l’écologie l’est, comparativement à l’économie, de l’oikos, notre habitat planétaire) et visant davantage à sa compréhension (logos) qu’à l’établissement de normes de gestion (nomos), ou de règles de « mesnage »[6] (ce vieux mot qui nous est revenu au vingtième siècle d’outre-manche sous le terme de management). Cette démarche agrologique vise l’ensemble de l’écosystème agricole, y compris sa composante humaine, donc intègre également l’approche sociologique et même psychosociologique que j’ai essayé de développer aussi dans mes travaux sur le « mal-être agricole ».

C’est ce que je vais essayer de mettre en œuvre en visitant une trentaine de petites régions agricoles, dont certaines avaient été visitées par les deux agronomes du siècle dernier, et que je soumettrai aux échanges ici.

Les Contamines-Montjoie, le 1er août 2023

[1] Laurent Brassart « Les enfants d’Arthur Young ? Voyageurs et voyages agronomiques dans la France impériale. »Annales historiques de la Révolution française, vol. 385, no. 3, 2016, pp. 109-132.

[2] Voir également « La transition agroécologique : défis et enjeux ». Avis du Conseil économique, social et environnemental (Cese), 23 novembre 2016. Rapport présenté par Cécile Claveirole, au nom de la
section de l’agriculture, de la pêche et de l’alimentation sur lequel la majorité du groupe « agriculture » s’est abstenu.

[3] « Science qui a pour objet la connaissance des sols dans leurs rapports avec l’agriculture (en particulier la connaissance de leurs propriétés pour la culture des plantes). » Le mot et son dérivé adjectival agrologique sont attestés dans les dictionnaires d’usage du 19ème siècle. Ils ont été remplacés par pédologie et pédologique (CNTRL). Il est parfois utilisé aujourd’hui dans cette acception « Une agriculture durable doit se baser sur l’agrologie c’est-à-dire sur la compréhension des lois du sol et non sur leur schématisation. » –

[4] « Ils enseignent également l’agrologie, science de l’agriculture écologique, fondée sur une perception fine des relations complexes qui unissent le sol, les microbes, les plantes, les animaux et l’homme. » Reporterre, le quotidien de l’écologie — « La santé, du sol à l’assiette ! »  (Claude et Lydia Bourguignon en conférence à Toulouse)

[5] Voir également de Philippe Stoop « PAC 2021-2027. Saluons l’avènement de l’agrologie !«  European scientist, 

[6]  Pour reprendre l’expression du fondateur de la discipline en France Olivier de Serres dans son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs (1600). Voir également « Olivier de Serres (1539-1619 ). Le père de l’agronomie moderne »

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