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Caf, un logiciel accusé de noter les allocataires : le coupable c’est moi … ou pas.

A été diffusé ce jour sur France Inter, dans le cadre de l’émission « Secret d’info » un reportage sur les pratiques des Caf en matière de contrôle dénonçant l’existence d’« un algorithme (qui) note les allocataires », à l’image en quelque sorte du crédit social en Chine. Comme les lecteurs de ce blogue le savent, le coupable c’est moi : c’est moi qui ai systématisé à partir de 2013 l’utilisation du datamining (exploration de données) qui avait été expérimenté par mon prédécesseur pour renforcer l’efficacité des contrôles ; c’est également moi qui ai voulu, à l’occasion de la mise en place de la prime d’activité, développer le « 100 % numérique » ; c’est même moi qui ai eu l’idée, en 2017, de calculer les allocations logement sur la base du revenu perçu au cours de la dernière année (et non deux années avant), devenu dans le sabir technocratique la « contemporanéïsation », plutôt que de mettre en œuvre une baisse de ces prestations comme cela a finalement été décidé à l’époque. Bien sûr, mon objectif n’était pas de fliquer les allocataires, et moins encore de réduire l’accès au droit, comme je l’ai d’ailleurs montré avec la prime d’activité. Mais après tout, comme dit la sagesse populaire, « l’enfer est pavé de bonnes intentions », et peut-être ai-je été victime de mes propres illusions.

Le reportage reprend les critiques de cette politique portées par le collectif Changer de cap, que j’ai rencontré, mais aussi de l’association La quadrature du net et notamment celle relative à l’utilisation du datamining pour orienter les contrôles. J’ai été interpelé par les constats de Changer de cap qui rejoignent ceux que j’ai pu faire moi-même en répondant à des sollicitations d’allocataires qui, me connaissant, s’adressent à moi pour essayer de régler leurs problèmes avec leur Caf. Interpelé, non, atterré serait plus juste, tant la situation semble avoir basculé depuis cinq ans que j’ai quitté la direction générale de la Cnaf. Mais « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », et il y a deux éléments totalement faux dans le diagnostic posé par La Quadrature du net.

1. Le premier c’est sur la nature du soit-disant « algorithme de la honte », présenté comme une forme de profilage des  « fraudeurs » : pour moi, en tous cas, il ne s’est jamais agi de noter les allocataires, encore moins de décrire le profil type du fraudeur, mais juste d’améliorer les ciblages des contrôles, comme cela s’est toujours fait à partir des indices dont disposaient les techniciens et les contrôleurs, ou pire à partir des dénonciations, mais en les objectivant à partir du traitement de données massives, ce qui permet juste d’augmenter la probabilité de détecter erreurs ou fraudes, lesquelles doivent ensuite l’être par un contrôle sur pièce et/ou sur place.

C’est le même raisonnement qui m’avait conduit à expérimenter l’utilisation des mêmes techniques pour cibler les actions d’accès au droit, ce que j’espérais généraliser dans le cadre de la future COG, ce qui, semble-t-il a été abandonné. Plus fondamentalement, c’est ce que devrait aussi viser le projet de « solidarité à la source » que j’avais également inspiré et qui avait déjà été repris dans le programme d’Emmanuel Macron en 2017 sous le terme de ‘ »versement social unique ».

La situation dénoncée par Changer de cap ne saurait donc être attribuée à l’outil lui-même, mais relèverait plutôt d’un détournement de finalité de l’outil, utilisé comme outil de profilage, ceci étant accentué par la présomption de fraude qui pèse sur toute erreur, et ce contrairement au principe du « droit à l’erreur » qui a été pourtant inscrits depuis dans la législation. S’agissant des erreurs volontaires, il m’est souvent arrivé de rappeler aux Caf, comme aux journalistes  et aux pouvoirs publics, qu’il s’agissait souvent de « fraudes de survie », et que moins de 10% des abus détectés (j’ai toujours préféré cette terminologie), relevaient réellement de fraudes, volontaires et organisées, et donc de détournements avérés de fonds publics.

2. Le deuxième élément porte sur le ciblage supposé du datamining sur les plus pauvres et  sur les mères isolées. Je cite : « l’algorithme discrimine délibérément les précarisé·e·s. Ainsi, parmi les éléments que l’algorithme associe à un risque élevé d’abus, et impactant donc négativement la note d’un·e allocataire, on trouve le fait d’avoir des revenus faibles, d’être au chômage ou de ne pas avoir de travail stable, d’être un parent isolé (80% des parents isolés sont des femmes), de dédier une part importante de ses revenus pour se loger (…) ». Non que le constat soit faux, mais là encore, entrainée par ses présupposés idéologiques, La quadrature du net fait une erreur de diagnostic : le problème ne vient pas du soit disant « algorithme », mais de la nature des prestations elles-mêmes.

Je m’explique : les erreurs et les fraudes portent pour l’essentiel sur les revenus déclarés, et donc ne visent que les prestations sous conditions de ressources, c’est à dire destinées aux plus pauvres et aux précaires, comme le RSA ou la prime d’activité, mais aussi les allocations logement. C’est une des raisons qui m’avait conduit, notamment sur ce blogue, à promouvoir le projet d’un revenu de base intégrant l’ensemble de ces prestations, et s’inscrivant dans une logique de continuum socio-fiscal.

Il en est de même, dans une moindre mesure, pour les familles monoparentales et du respect de la condition d’isolement pour bénéficier de majorations à ce titre, et ce n’est pas nouveau hélas que son contrôle conduise à s’immiscer dans l’intimité des familles. Et c’est la raison pour laquelle j’ai régulièrement plaidé pour l’individualisation des prestations, ce qui a fini par se faire pour l’AAH, mais pas encore pour les autres prestations.

En fait les contrôles ciblent les précaires et les familles monoparentales parce que les prestations sont ciblées sur ces situations : l’outil ne fait que refléter le système prestataire et c’est à lui qu’il faudrait s’attaquer, dans le cadre d’une refonte globale du système de protection sociale, mais « quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ».

Paris, Croulebarbe, le 10 décembre 2022

Addendum :

Je me suis limité ici à la question du datamining et de « l’algorithme » qui en résulte ; toutefois le problème principal posé par l’interpellation de Changer de cap ne me semble pas là, mais dans ce que je comprends être l’abandon d’une stratégie active d’inclusion numérique que j’avais voulu impulser avec le Collectif Alerte et avec Emmaüs connect, et plus fondamentalement encore dans les diminutions d’effectifs dans les Caf sans qu’elles aient pu faire les gains de productivité qui pour moi devait les conditionner.

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