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Lutter contre les inégalités : il faut commencer dès la petite enfance

Depuis six mois mes activités à la tête de la branche Famille de la Sécurité sociale ne m’ont pas permis d’alimenter régulièrement ce blog comme je me l’étais promis. Je le regrette, car je souhaitais en faire un moyen de partager mes réflexions, de soumettre à la discussion les idées et les convictions qui m’inspirent dans la mise en œuvre des politiques publiques qui m’a été confiée. J’ai profité d’une récente rencontre avec les auteurs du rapport de Terra Nova « La lutte contre les inégalités commence dans les crèches » pour reprendre le fil de ces réflexions partagées.

 

Lutter contre les inégalités : il faut commencer dès la petite enfance

 

Il en est des inégalités comme de la pauvreté, elles relèvent du fameux « théorème de St Matthieu », cher à mon ami Denis Clerc : elles s’auto entretiennent et sont cumulatives. « Car quiconque a quelque chose recevra d’avantage et sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien on enlève même le peu qui pourrait lui rester[1]» : autrement dit ceux qui ont de la richesse s’enrichissent et ceux qui n’en ont pas s’appauvrissent. Ce phénomène que j’ai pu constater en matière de santé dans le Nord Pas de Calais, est vrai aussi pour la socialisation et l’éducation des enfants.

 

L’ouvrage, récemment publié en Français «Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous [2]», de Richard Wilkinson et Kate Pickett, grâce aux efforts de l’Institut Veblen[3], le démontre très bien, chiffres et comparaisons internationales à l’appui, conformément à la tradition empirique en sciences sociales chère aux anglo-saxons. Mais ajoutent-ils, ces inégalités sont néfastes à l’ensemble de la société, et tout le monde, riches et moins riches, est plus heureux dans les sociétés plus égalitaires, que dans les sociétés plus inégalitaires. Mais, comme le mouvement spontané des sociétés, notamment libérales, ne va pas dans ce sens, seules des politiques publiques, volontaires et efficaces, peuvent contrecarrer les effets du théorème attribué à l’auteur du premier évangile.

 

Il en va ainsi dans le domaine de la santé et l’on sait que la stratégie nationale de santé  en cours de définition devrait s’atteler délibérément à cet objectif, en s’attaquant aux mauvais déterminants de santé qui se cumulent pour les populations les plus défavorisées, mais qui dans les régions les plus concernées, comme le Nord Pas de Calais, pèsent aussi sur l’ensembles des couches sociales[4]. C’est la raison pour laquelle le projet régional de santé du Nord Pas de Calais s’était donné comme objectif de permettre non seulement de lutter contre les difficultés d’accès aux soins, mais aussi de lever tous les obstacles de l’accès à la santé[5], notamment en développant l’éducation à la santé, et en luttant contre les mauvais déterminants de santé.

 

Il en est aussi de même dans le domaine de l’éducation, et les résultats récents de l’enquête PISA[6] montrent à quel point les mauvais résultats français le sont pour tous, les plus défavorisés comme les plus favorisés, confirmant en cela le diagnostic de l’ouvrage. Alors que « l’importance de l’éducation fait l’unanimité dans tous les pays développés et tous bords politiques confondus »[7], « l’élévation des normes nationales pourrait bien dépendre de la réduction du gradient social de la réussite scolaire dans chaque pays »[8].  Et ils ne dépendent pas uniquement du système scolaire : « les inégalités sociales au cours du développement de la petite enfance sont établies bien avant le début de l’éducation formelle »[9]. Et les auteurs de préconiser dans ce domaine « une éducation de la petite enfance de haute qualité »[10].

 

Constat repris par le rapport récent de Terra Nova « La lutte contre les inégalités commencent dans les crèches »[11]. Dans une infographie illustrative « Un bon dessin vaut parfois mieux qu’un long discours », ils rappellent qu’une bonne partie des inégalités se jouent avant trois ans, avec 1000 mots parlés pour un enfant issu d’un milieu favorisé, contre 500 pour un enfant issu d’un milieu défavorisé. L’évaluation conduite aux Etats-Unis d’un programme d’éveil en crèche et de soutien à la parentalité a mis en évidence des différences significatives entres ceux qui en avaient bénéficié et les autres : 36% ont eu accès à des études suppérieures (contre 14%) et 67% à des emplois qualifiés (contre 41%).

 

Des programmes éducatifs conduits dès la petite enfance peuvent donc réduire la reproduction des inégalités.

 

Cette orientation est celle qui est inscrite, peut-être de façon trop implicite, au cœur de la convention d’objectifs et de gestion de la branche Famille, puisque celle-ci prévoit de créer 275000 places d’accueil de la petite enfance, dont 100 000 en crèche, et 75 000 en école maternelle, mais aussi de développer les dispositifs d’appui aux assistantes maternelles, par lesquels 100 000 places doivent également être créées. Surtout, elle prévoit que ces créations de places permettront un rééquilibrage territorial, pour réduire les écarts considérables qui subsistent entre les départements et parfois même au sein des départements dans ce domaine[12].

 

Maintenant que les élections municipales sont passées, j’espère que les schémas départementaux qui permettront de mettre en place ce rééquilibrage pourront être rapidement établis, permettant aux communes et aux intercommunalités, ainsi qu’à l’ensemble des opérateurs potentiels, d’avoir de la visibilité, et de s’engager dans ces créations de places.

 

Ces créations de places permettront non seulement de réduire les inégalités territoriales, et ce faisant, de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle. Elles doivent aussi permettre de réduire les inégalités sociales : c’est la raison de l’objectif de 10% d’enfants issus de familles défavorisées dans les établissements[13]. Pour qu’il soit pleinement atteint, il faudra non seulement créer des places, mais aussi former les personnes qui les accueillent pour qu’elles puissent participer davantage à leurs premiers apprentissages, et contrecarrer les effets de reproduction des inégalités. Un enjeu important pour tous les opérateurs : municipalités, mais aussi crèches associatives, mutualistes, privées, hospitalières, ou encore d’entreprise.

 


[1]  Evangile de Matthieu. XXV, 29 (traduction de la Bible en Français courant)

Il n’y a dans mon propos aucune réflexion théologique ou spirituelle : ce verset, étonnant d’ailleurs, est inséré dans le contexte particulier de l’interprétation de la parabole dite « des talents »; mais il dit aussi quelque chose d’essentiel sur un phénomène anthropologique fondamental, bien antérieur aux sociétés capitalistes et libérales et dont les expériences dites de « socialisme réel » ont montré qu’elles perduraient.

[2] Richard Wilkinson, Kate Pickett « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous » Les petits matin, 2013

[3] L’institut Veblen pour les réformes économiques « œuvre pour la transition vers un mode de développement soutenable et une économie socialement juste »

[4] L’ORS Nord Pas de Calais a ainsi montré que les indicateurs de santé de la ville de Lille était moins bons que ceux des agglomérations comparables, illustrant une sorte d’effet régional.

« Nous et les autres », ORS Nord Pas de Calais

[6] Programme institutionnel pour le suivi des acquis des élèves

[7] Wilkinson, p.

[8] Idem, p.

[9] Idem, p. 176

[10] Idem, p. 176

[11] La lutte contre les inégalités commence dans les crèches, Terra Nova, 13 janvier 2014, http://www.tnova.fr/note/la-lutte-contre-les-galit-s-commence-dans-les-cr-ches. Terra Nova a conservé l’appellation habituelle de « crèche », bien qu’elle soit critiquable, ce que je fais ici aussi, le préférant, parce qu’elle est plus compréhensible par le public à celle, désormais officielle, d’établissement d’accueil du jeune enfant (Eaje)

[12] L’accueil du jeune enfant en 2012, Observatoire de la petite enfance (Cnaf, Drees, Insee, Msa, Education nationale) 2012, http://www.caf.fr/sites/default/files/caf/741/Accueil_jeune_enfant_2012.pdf

[13] Terra nova propose de passer à 20% ; si ce chiffre est logique, le monde ne s’est pas fait en un jour et le respect de l’objectif de 10% pour cette Cog serait déjà un résultat minimum.

Un commentaire

  • Bonjour Monsieur Lenoir,
    je suis directrice d’une association qui gère des EAJE sur le nord Toulousain et membre du groupe crèche FEHAP et à ce titre je vais avoir l’honneur d’échanger avec vous lors d’une conférence le 26 novembre 2014.
    Etant médecin et juriste, je me suis attelée depuis plus de 15 ans à promouvoir « Une crèche pour tous » et notamment pour les plus démunis et/ou pour les parents qui sont en difficulté quelque soit leur statut social.
    très sensible à la question des réductions des inégalités dès la petite-enfance, j’accompagne une association sur Clichy-sous-Bois ( ENERGIE) dans le cadre d’un multi-accueil de 40 places avec un projet pédagogique axé sur le respect du rythme de développement de l’enfant et sur la mise en place d’apprentissage précoce ( ex: langage). Sur ce projet sera adossé un chantier d’insertion permettant à des « femmes « de préparer le concours d’auxiliaire de puériculture.
    Comme vous, je pense que la petite-enfance est le moment idéal pour impulser des projets autour du soutien à la parentalité mais aussi des projets valorisant les apprentissages précoces ( non scolaires).
    J’espère que la CNAF continuera à soutenir toutes les structures soucieuses du bien être des enfants et de leurs familles.
    Votre blog fait beaucoup de bien…

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