In memoriam, Sur le fil

Nous sommes tous les enfants de Michel Lucas

Michel Lucas nous a quittés le 27 janvier et nous l’avons accompagné aujourd’hui, 4 février, pour son dernier voyage. Qui se souvient de lui, à part ceux qui l’ont connu ? J’ai cherché sur la toile ce qu’on avait écrit sur lui. Bien qu’il ait connu nombre de journalistes, je n’ai trouvé qu’un bel article d’Eric Favereau, paru dans Libération en 1996 1, quand, après sa retraite, il avait pris la présidence de l’Arc, qu’il a remis sur ses rails. Il avait été mon maître, (plus encore que mon « chef ») et était devenu mon ami. Nous avons, avec Christine Daniel, été ses deux adjoints à la tête de l’inspection générale, avant sa retraite en mars 1993. Je n’avais pu le revoir depuis longtemps. Je ne me sens pas en mesure de dresser son portrait mais je voudrais plus modestement, dire à l’occasion de ses obsèques qui ont eu lieu aujourd’hui, ce que nous lui devons ; ce que je lui dois, aussi.

 Nous sommes tous les enfants de Michel Lucas 2

 Michel Lucas était un homme discret, un homme secret : il reste plus de traces de ce qu’il a fait que de ce qu’il a été. Il a été membre de l’Igas à partir de 1967 (après avoir été inspecteur des lois sociales en agriculture) et en est devenu le chef en 1982. C’est lui qui a réellement fait de l’Igas l’institution reconnue qu’elle est devenue en achevant la fusion des trois « corps d’inspection » initiaux, 3 l’inspection générale du travail et de la main d’œuvre dont il était issu, l’inspection générale de la santé publique et l’inspection générale de la Sécurité sociale 4. Surtout, il a permis, notamment par la composition des missions, d’assurer l’unité de l’inspection générale en faisant travailler ensemble des jeunes (et parfois très jeunes) énarques, des médecins et des pharmaciens, des anciens ministres ou conseillers du prince, des directeurs du travail marqués par la culture de l’inspection du travail, des directeurs de l’action sanitaire et sociale 5, des directeurs d’hôpitaux, qui ont pu intégrer l’Igas en 1992 6. Il avait une « certaine idée » du social et de son unité et nous a encouragés, avec Marie-Thérèse Join-Lambert, Dominique Méda, Anne Bolot Gitler, Christine Daniel à sortir un nouveau « Traité du social », mieux nommé « Politiques sociales » 7 alors que deux d’entre nous étions ses adjoints.

On a retenu surtout de lui son rapport sur l’affaire du sang contaminé et son action pour révéler le scandale de l’Arc. Et c’est vrai qu’il a, à travers les missions sur le sang contaminé, mais aussi sur la maladie de Creutzfeldt Jakob, été à l’origine de la refonte totale de la politique de Santé publique dans les années 90. C’est vrai aussi qu’en se battant pour pouvoir contrôler l’Arc il a, à la fois, permis le contrôle de l’appel à la générosité publique 8 et incité le monde associatif à s’autoréguler 9. Mais on ne saurait oublier les autres domaines du « social » dans lesquels l’Igas s’est impliquée pendant son mandat. C’est lui par exemple qui m’a incité à relancer le contrôle de la protection sociale complémentaire, en réinstallant la commission de contrôle des mutuelles et institutions de prévoyance (présidé à l’époque par André Holleaux).

Il était soucieux d’assurer la couverture de l’ensemble du champ d’activité supervisé par l’Igas, que ce soit par des missions de contrôle, d’appui et d’audit, mais aussi d’évaluation ou de proposition en matière de politique publique, ou que ce soit pour les caisses de Sécurité sociale, les hôpitaux, les associations, les administrations, les mutuelles ou les institutions paritaires. Il est à l’origine de l’élégant et discret logo de l’Igas qui, avec sa large « ombrelle », exprime bien son souci d’assurer la totalité de ses champs de compétence. Il était également soucieux de la dimension internationale du social 10,  il m’a transmis son goût pour l’histoire, spécialement celle du ministère du travail en me désignant pour organiser la manifestation du centenaire de l’inspection du travail. Il a aussi longtemps présidé le comité d’histoire des administrations chargées du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle.  Je lui dois également et nous sommes nombreux à le lui devoir, le respect des règles déontologiques, qui visaient à assurer une distance suffisante vis-à-vis des organismes contrôlés ou accompagnés, pour à la fois garantir notre indépendance, et éviter aussi l’argument d’autorité de l’inspecteur général tout puissant 11. Déontologique plus que méthodologique ou juridique, il avait une approche humaniste de cette exigence qui s’appuyait plus sur le talent des hommes et sur leur engagement que sur un encadrement méthodologique détaillé ou sur un cadre juridique précis. Rigoureux sans rigidité, malicieux sans malice, compréhensif sans compromission, je n’ai pas le temps ici d’évoquer toutes les circonstances où il m’a dispensé, discrètement comme toujours, ses leçons de vie. Mais cela se traduisait dans le fonctionnement de l’inspection, dans la composition des missions. Éviter les mission en solitaire, ne pas désigner des personne ayant traité des thèmes des missions, mélanger les talents et les personnalités en ayant toujours en tête que nos constats pouvaient se retrouver devant la justice pénale 12, le caractère contradictoire des missions, exiger la vérification de la véracité des faits. Tels étaient ses guides dans l’action. Il avait une conception exigeante de la responsabilité personnelle des dirigeants, et certains l’ont appris à leurs dépens, mais savait aussi que celle-ci s’articule avec des responsabilités collectives qui résultent de l’organisation des systèmes. Ces règles il les appliquait à lui-même avec le temps passé à relire les rapports, ce qui parfois retardait leur diffusion. Il m’a appris que la délégation devait rester associée au contrôle et qu’elle n’exonérait pas le responsable de sa responsabilité. Il m’a appris à conjuguer le souci de la transparence sur l’action publique et la préservation de la confidentialité des investigations ou des travaux préparatoires. Il m’a appris à éviter de confondre mes engagements et mes convictions personnelles, syndicales, politiques ou idéologiques avec mes fonctions de contrôle et plus tard de direction. Il m’a appris à respecter mes interlocuteurs, les responsables du social, quelles que soient leurs orientations, tout en gardant une distance critique vis-à-vis de tous, ce qui est pour eux la garantie de la loyauté. Il m’a appris l’indépendance.

Au moment de l’accompagner pour son dernier départ, et alors que nous n’avons jamais évoqué nos convictions philosophiques ou religieuses respectives (je pense que nous étions l’un et l’autre trop attachés à la laïcité pour nous y autoriser) je ne peux taire le plus personnel : il m’a, avec son épouse qui dirigeait l’école des arts appliqués, et qui l’a précédé au Père Lachaise où je l’accompagnerai tout à l’heure, aidé à enterrer mon fils et mes parents, disparus quelques années plus tôt dans un accident de la circulation, en leur construisant une tombe 13 qui pouvait exprimer ce drame.

Merci Michel.

Paris, le 4 février 2015

2 commentaires

  • J’ai appris le décès de Michel Lucas à Tours où je suivais Le congrès de FO. Je partage le point de vue de Daniel sur cet homme discret, compétent et travailleur. Pour ma part j’ai un souvenir un peu particulier que nous évoquions lui et moi chaque fois que nous nous retrouvions. En 1978, nous avons fait un voyage organisé par Liaisons sociales en Chine pznd. Arrivés à Shangaï qui ne ressemblait en rien à la métropole d’aujourd’hui (Poudong n’existait pas !), un seul hôtel était susceptible d’accueillir notre groupe de 15 personnes. Mais il n’y avait que des lits à deux places et nous avons tiré au sort pour savoir quel serait notre partenaire. Le hasard a voulu que le jeune journaliste que j’étais partage sa couche avec Michel. Ce fut un très bon souvenir pour moi. Et pour lui aussi !
    Et merci de nous rappeler – ce que j’ignorais – qu’il faut parler de l’Igass et non de l’Igas…

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