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Pourquoi l’Europe sociale n’a-t-elle pas vu le jour (De l’Europe sociale à l’union sociale, suite)

Il y a presque quatre ans j’avais annoncé sur ce blogue mon projet de réinvestir les terrains de l’Europe sociale, que j’avais délaissés après la publication d’un Repères sur le sujet, en relançant l’idée d’une Union sociale qui avait été reprise par d’autres à l’occasion du débat sur le socle de droits sociaux. J’ai même ouvert un groupe Facebook intitulé justement « De l’Europe sociale à l’Union sociale ».

Les circonstances, personnelles et européennes, ne m’ont pas permis de respecter cet engagement. L’approche des élections européennes, comme les impasses des politiques sociales nationales, m’ont redonné l’envie de repenser la question sociale à l’échelle de l’Europe.

De l’Europe sociale à l’union sociale (suite, 1)

Pourquoi l’Europe sociale n’a-t-elle pas vu le jour ?

A chaque campagne européenne, tel le ludion quand la pression (néo-libérale) baisse, l’Europe sociale refait surface, même si c’est semble-t-il avec de moins en moins de conviction de la part de ceux qui en font la promotion. Il faut dire que ses résultats sont loin d’être à la hauteur des espoirs qu’on avait pu mettre en elle.

Sous l’impulsion initiale de Jacques Delors, l’Europe sociale a connu son « âge d’or » entre 1986 et 2004, avec, par exemple, le développement du dialogue social européen suite aux entretiens de Val Duchesse de 1985, ou la mise en place de la procédure de codécision notamment dans certains domaines sociaux entre le Conseil et le Parlement introduite par l’Acte unique de 1987, puis l’adoption de la Charte des droits sociaux fondamentaux en 1989, le tout étant supposé promouvoir un « modèle social » commun à l’ensemble des pays européens, et auxquels les citoyens étaient attachés.

Auparavant le social était le parent pauvre de la construction européenne et « l’égalisation dans le progrès » des « conditions de vie et de travail » prévu par le Traité de Rome devait surtout résulter du « fonctionnement du marché commun ». D’ailleurs, dès 1958, l’intervention communautaire en matière sociale a d’abord porté sur un point essentiel : la coordination des régimes de sécurité sociale, de façon à ce que la diversité des couvertures ne soit un obstacle à la libre circulation des travailleurs. Le seul domaine réellement couvert par le traité de Rome, et qui a d’ailleurs fait l’objet de développements importants, même si on en a souvent oublié l’origine européenne, était celui de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Le postulat de départ du Traité de Rome, c’est celui de « l’intégration positive » : l’harmonisation des politiques sociales devait se faire par le haut. Il faut dire qu’à cette époque nous n’étions que six Etats, portés par la croissance de ces « trente glorieuses », qui a également porté le développement du « social ». La dynamique de l’Europe sociale n’avait d’autre ambition que de relancer dans un contexte économique qui avait changé et d’accélérer cette dynamique, après les premiers élargissements, notamment en matière de conditions de travail.

Avec les élargissements à des pays aux standards sociaux moins élevés, et plus encore avec la crise de 2008, les effets de contagion et d’intégration négative l’ont emporté sur les effets d’intégration positive, avec notamment ceux  du « dumping social », popularisé, si l’on peut dire, en 2004 avec l’image du « plombier polonais », puis relancé avec la question des « travailleurs détachés » depuis le début de la décennie.

Après les dix années de la longue et libérale parenthèse Barroso, on avait cru à une relance de l’Europe sociale par l’actuelle commission, aujourd’hui finissante, avec notamment l’initiative d’un socle européen des droits sociaux adopté le 17 novembre 2017 à Göteborg. Mais, comme en matière fiscale, la montagne Juncker a accouché d’une souris sociale.

Mais au fait c’est quoi ce concept d’Europe sociale, que beaucoup de spécialistes considèrent comme flou. Il n’y a pas, en réalité, de politique sociale européenne, comme il y a, par exemple, une politique agricole commune et cette notion couvre les deux dimensions de l’action communautaire dans le domaine social, d’abord les initiatives concrètes de l’Union européenne en matière de politiques sociales, mais aussi les conséquences sociales de l’intégration européenne, les premières étant le plus souvent motivées par les secondes.

Au regard de ses ambitions limitées on peut d’ailleurs considérer que l’Europe sociale n’a pas si mal marché que cela, en tous cas plutôt mieux que l’Europe fiscale ou l’Europe environnementale : la coordination des régimes de Sécurité sociale a contribué à la mobilité des travailleurs au niveau européen et, même si c’est souvent avec retard, les directives en matière de droit du travail ont permis de contrecarrer, au moins en partie, les risques de « dumping social » (en tous cas davantage que le « dumping fiscal »), comme on vient de le voir, après de longues tractations, avec la directive « travailleurs détachés » de juin 2018 qui garantit, normalement, que le travailleur détaché dans un pays est traité selon les règles du pays d’accueil et non de son pays d’origine.

Mais si elle a permis d’éviter que la pression concurrentielle sur les systèmes nationaux de réglementation du travail ne soit trop forte, cette Europe sociale n’a pas réellement permis de développer le social en Europe, notamment dans les pays qui, comme la France, avaient déjà un niveau élevé de standards sociaux. Résultat, dans ces pays en tous cas, l’Europe n’est pas apparue comme un facteur de progrès social, mais au contraire comme un risque de détérioration auquel elle n’apportait que des réponses partielles et tardives.

L’échec de l’initiative de la commission sur un projet de directive sur le congé parental en est une bonne illustration. Ce projet qui, conformément au 9éme des 20 principes du socle des droits sociaux (l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée) visait à améliorer significativement les dispositifs nationaux existants, notamment en France, a été repoussé au motif qu’il était couteux pour les finances publiques et le compromis final permet aux principaux Etats d’être en conformité sans avoir à améliorer leur législation. Une occasion ratée de voire l’Europe développer de nouveaux droits sociaux.

Ainsi, ce sont d’abord les Etats-membre qui se sont opposés à ce que l’Europe soit un facteur de progrès social, et ce avec d’autant plus d’efficacité, que, comme pour la fiscalité, l’essentiel des interventions dans le domaine social, notamment la Sécurité sociale, soit nécessitent l’unanimité au sein du Conseil, et ne relèvent donc pas de la codécision du conseil avec le parlement, soit ont été, au motif du principe de subsidiarité, explicitement exclus du champ de compétence communautaire. La « méthode ouverte de coordination » introduite au début des années quatre-vingt dix et qui devait permettre de développer des initatives communes des Etats, notamment dans le domaine de l’emploi et de la lutte contre l’exclusion, sans vouloir nécessairement légiférer, est tombée dans les oubliettes de l’histoire faute, là aussi, de volonté des Etats de développer leur coopération dans ces domaines.

Il faut ajouter qu’une bonne partie du droit social européen relève du droit souple (cette « soft law », qu’on pourrait appeler en l’espèce du droit mou), comme la Charte des droits sociaux fondamentaux ou le Socle des droits sociaux qui n’ont qu’une portée déclarative, et surtout de la jurisprudence de la Cour de justice. Or contrairement à ce qu’espéraient les promoteurs de ces déclarations, et contrairement à ce qu’ont fait nos juridictions nationales avec le préambule de la Constitution, la Cour s’est en général refusé à intégrer les principes sociaux dans une jurisprudence qui s’est surtout attachée à développer les quatre libertés fondatrices du marché unique européen (liberté de circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services). Ce faisant elle a contribué à promouvoir le droit de la concurrence dans le domaine social, comme par exemple en matière de protection sociale complémentaire.  Résultat la jurisprudence a contribué à mettre en concurrence entre eux les système sociaux nationaux renforçant les effets d’intégration négative.

A cet effet du développement de la concurrence, principe de base de la construction communautaire, s’est ajouté l’effet de la politique conduite dans le cadre du pacte de stabilité budgétaire et des recommandations édictées par l’Union qui en ont découlé pour faire face à la crise. D’un côté, elle a exercé une pression sur les finances publiques, pour la plus grande partie consacrée à la protection sociale, dans le cadre des règles de réduction des déficits et d’une concurrence fiscale qui ne permettait pas de les réduire par une augmentation des prélèvements. De l’autre les recommandations de politique économique ont priorisé la dérégulation du marché du travail. A tel point que la libéralisation du marché du travail qui en a résulté s’est parfois révélé contraire à certaines directives européennes.

Sous la pression des idées néo-libérale, on a ainsi vu progressivement s’inverser la logique de la construction européenne : alors que les pères fondateurs avaient voulu s’appuyer sur le développement du marché commun pour créer ces « solidarités de fait » nécessaires pour renforcer la cohésion de l’ensemble européen (et les difficultés du Brexit montre que cette stratégie a fonctionné, en créant des liens difficiles à dissoudre), les néo-libéraux ont utilisé la construction européenne pour remettre en cause les régulations, notamment sociales, mises en place dans chacune des nations pour éviter les effets négatifs du marché.

En réalité l’erreur de départ c’est que l’union monétaire ne s’est pas accompagnée d’une intégration économique et sociale, comme le souhaitaient les promoteurs de l’Euro, qui aurait permis de développer à l’échelle européenne des politiques keynésienne devenue impossibles à l’échelle nationale, comme l’échec de la relance dans un seul pays en 1981 l’avait montré. Et les conséquences sociales de la gestion néo-libérale des politiques économiques ont été importantes que ce soit en terme de chômage, de développement de la pauvreté, comme d’ajustements à la baisse de la protection sociale.

Au delà, ce que révèlent les impasses de l’Europe sociale, c’est aussi l’erreur de son postulat de départ : le modèle social européen, concept théorique, ou même rhétorique, ne correspond à aucune réalité tangible, chaque système s’étant développé dans un cadre historique national propre, et il y a en fait plus de différences dans ce domaine entre les Etats européens qu’entre les Etats américains. Il y a une très grande diversité des cultures sociales, y compris dans les mots utilisés pour en parler dans chaque langue et difficiles à traduire dans cet « anglais européen » qui sert aujourd’hui de « volapük intégré », ce qui fait de l’Europe sociale un des sommets de la tour de Babel européenne.

Là aussi, il y a une inversion de la logique : les promoteurs de l’Europe sociale voulait en faire un des fondements de la citoyenneté européenne alors qu’en fait la dimension sociale de la construction européenne nécessiterait une réelle citoyenneté européenne qui seule permettrait d’élaborer les compromis nécessaires entre les intérêts qui s’opposent sur une scène sociale communautaire, qui reste finalement en quête d’acteurs.

Née au confluent des inspirations social-libérale et socialdémocrate, qui ne sont pas les plus porteuses aujourd’hui en Europe, peut-on réellement imaginer un projet de relance de cette Europe sociale, comme certains l’imaginent à l’occasion des élections européennes ? Peut-on associer à cette dynamique l’inspiration sociale-écologique, aujourd’hui plus porteuse, dans la mesure où la question environnementale renouvelle les termes de la question sociale, comme la crise des gilets jaunes la illustré en France. Peut-on intégrer dans cette nouvelle approche une politique qui n’a jamais été considérée comme une politique sociale et qui pourtant en est une et est au cœur des difficultés de l’Europe aujourd’hui en même temps qu’elle nourrit les réactions populistes antieuropéennes : la politique migratoire, qui comme l’Euro, ne concerne, avec les accords de Schengen, qu’une partie des membres actuels de l’Union.

Cela nécessite de puiser dans ces différentes inspirations pour sortir de ce concept flou d’Europe sociale, sorte de « supplément d’âme » social à une Europe économique réduite au marché, pour relancer l’Europe sur un projet d’Union économique, sociale et environnementale, dont le social serait un des trois piliers.

Cela nécessite d’abord de donner une force juridique aux droits sociaux fondamentaux, au même titre que les quatre libertés qui fondent l’Europe du marché. Sur cette base, l’ordre juridique régissant les travail et l’emploi en Europe pourrait être rééquilibré dans un sens qui limite davantage le risque de dumping social au sein de l’Union, à condition bien sûr que l’Europe se dote d’outils pour se protéger du dumping social, comme d’ailleurs environnemental, des autres pays. Cet espace de libre circulation ne peut fonctionner sans une politique migratoire commune, qui respecte évidemment les droits fondamentaux des personnes, mais qui permette aussi à la solidarité européenne de se manifester, contrairement à ce qui s’est passé avec l’Italie qui a porté trop largement seule la charge de la pression migratoire des pays du Sud.

Mais faire de l’Union européenne non seulement une union monétaire et un marché unique des biens, des capitaux, du travail et des services, mais aussi une union économique, sociale et environnementale nécessite d’intégrer davantage politique sociale, politique économique et politique environnementale. Ainsi, compte tenu du poids de la protection sociale dans les prélèvements obligatoires des pays européens, cette union devrait développer une politique socio-fiscale commune qui ne saurait reposer sur l’unanimité. De même elle doit reposer sur le développement d’une protection sociale qui permette de gèrer les conséquences sociales de la transition environnementale : jusqu’à présent, toutes les initiatives d’harmonisation des dispositifs de protection sociale se sont heurtés à la difficulté de faire converger les systèmes existants, tous différents, et ce même en matière d’assurance chômage. La gestion sociale de la transition environnementale offre une opportunité de créer, de toutes pièces et d’emblée au niveau communautaire, une nouvelle branche socio-environnementale de la protection sociale, avec des prestations qui permettent aux personnes de couvrir une partie des coûts de la transition, comme hier les prestations familiales ont permis de couvrir une partie des coûts de l’enfant pour les familles.

Pour permettre aux dispositifs sociaux, comme hier aux monnaies, de converger, l’Europe pourrait mettre en place une sorte de « serpent social », à l’image du serpent monétaire des années soixante-dix dont l’Ecu a permis, bien plus tard, la mise en place de l’Euro, en mettant en place un revenu universel à l’échelle européenne, qui assurerait un plancher minimum de ressources et serait un moyen efficace pour lutter contre la pauvreté en Europe. Pour éviter que le développement infini des inégalités par le haut, ce « serpent social »pourrait aussi, comme les Etats Unis de Roosevelt l’avaient fait au moment du New Deal, prévoir une taxation beaucoup plus progressive des plus hauts revenus, et ce au niveau européen, ce qui limiterait les risques d’exil fiscal.

Enfin, l’Europe pourrait être une échelle pertinente pour repenser la dépense sociale en terme d’investissement social, selon une intuition plus social-libérale, c’est à dire pour faire le tri entre les dépenses sociale en fonction de leur rendement social comparé. Les évaluations nécessaires pour cela seraient plus pertinentes au niveau européen et pourrait s’appuyer sur un nouveau fonds communautaire pour le développement de l’investissement social, qui pourrait les lancer et les coordonner et donner un levier pour relancer les initiatives de coordination.

Le départ du Royaume Uni, qui s’est toujours opposé aux initiatives communautaires en matière sociale offre probablement une fenêtre de tir à condition qu’un puissant mouvement citoyen  se dégage dans ce sens. Sans doute un tel mouvement ne pourra emporter de suite les 27 pays membres de l’Union, mais cette Union sociale peut, comme l’Union monétaire ou comme l’espace Schengen, ne concerner, dans un premier temps du moins, qu’une partie des Etats-membres. Tout cela suppose un retour du politique en Europe, non pour un mauvais débat « pour ou contre l’Europe », mais pour un vrai débat sur « Quelle Europe nous voulons ».

Paris, le 17 février 2019

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