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Prévention du mal-être en agriculture : une stratégie sectorielle et globale de prévention du risque suicidaire.

Depuis quatre ans, dans le cadre de la « feuille de route en santé mentale et psychiatrie » la France déploie une politique ambitieuse de prévention du suicide, baptisée « Stratégie nationale de prévention du suicide ». C’est une évolution significative : en matière de lutte contre la mortalité et la morbidité évitable, le suicide n’a pas fait l’objet en France d’une politique aussi active que les accidents de la circulation, et ce contrairement aux pays scandinaves qui, il y a trente ans, avaient les taux de suicide les plus élevés en Europe et ont maintenant des résultats bien meilleurs que la France.

Pour des raisons liées à la sensibilité, notamment médiatique, du sujet, cette stratégie a fait l’objet d’une déclinaison particulière en agriculture : pourtant, contrairement à une idée reçue, encore reprise récemment par Eric Orsenna et Julien Denormandie[1], l’agriculture est loin d’être le secteur où l’on se suicide le plus.

Certes, les facteurs de risque sont particulièrement importants en agriculture, mais ils sont probablement en partie compensés par des facteurs de protection qui restent plus importants qu’ailleurs, du moins pour les travailleurs indépendants, les exploitants agricoles. Il est probable, en revanche, que le taux de suicide soit plus important chez les salariés de la production agricole

Même s’il ne faut pas exagérer la prévalence du risque suicidaire en agriculture, bien inférieure à ce qu’elle est dans la police, dans les métiers de santé ou même chez les vétérinaires, il n’en demeure pas moins qu’elle est supérieure à ce qu’elle est pour l’ensemble de la population : longtemps taboue, la question du suicide en agriculture est une « véritable question de santé publique » comme le soulignait il y a vingt ans la présidente de la caisse centrale de MSA de l’époque, Jeannette Gros.

C’est la raison pour laquelle, en novembre 2021 est lancée sous l’égide des trois ministres chargés de la santé et des solidarités, du travail et de l’emploi et bien sûr de l’agriculture, une « feuille de route » dédiée à la question [2] qui a permis de mettre en place un plan complet de prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture [3]. Une approche originale qui articule une démarche de santé publique, la stratégie nationale de prévention du suicide, et une politique sectorielle, la politique agricole.

La déclinaison pour l’agriculture de la stratégie nationale de prévention du suicide …

Conçu en relation avec le Groupe d’étude et de prévention du suicide (Geps)[4], la stratégie nationale de prévention du suicide repose en grande partie sur la généralisation de dispositifs de repérage précoces du risque suicidaire chez les personnes. Parmi ceux-ci, le plus emblématique est celui des « sentinelles », développé initialement au Québec.

Une personne sentinelle est une personne volontaire, qui a été formée, et s’inscrit dans un réseau.  La déclinaison du dispositif en agriculture a fait l’objet d’une charte à laquelle adhérent non seulement les personnes, mais aussi l’ensemble des institutions partie prenante du réseau.

Etre sentinelle, c’est d’abord un engagement personnel reposant sur le volontariat. Cet engagement peut s’exercer dans le cadre professionnel, notamment pour des personnes qui sont en contact avec les travailleurs de l’agriculture, comme les techniciens ou conseillers, les inséminateurs ou contrôleurs laitiers, ou les fonctionnaires ou agents des organisations agricoles, mais dans ce cas il libère la personne sentinelle des obligations vis à vis de son employeur, de façon à garantir son indépendance et la confidentialité sur les informations recueillies à cette occasion.

Etre sentinelle, c’est ensuite être formé pour cela. Etre formé pour repérer les signes de risque suicidaire chez une personne. Etre formé aussi pour trouver les mots pour en parler avec la personne en risque. L’occasion de rappeler que, contrairement là aussi à une idée reçue, la première prévention du suicide c’est d’en parler.

Etre sentinelle, c’est enfin s’inscrire dans un réseau qui permet notamment de d’assurer une supervision et un entretien des compétences. En agriculture, c’est la MSA qui a été chargée d’organiser et d’animer ce réseau, en relation avec les Agences régionales de santé, garantes du respect du cahier des charges du dispositif sanitaire : d’organiser en tenant à jour le fichier des sentinelles actives, et d’animer en les réunissant régulièrement pour maintenir la vigilance de ce réseau dans de bonnes conditions. Selon le suivi assuré par la Caisse centrale de MSA, le seuil minimum de 5000 sentinelles pour l’agriculture a été dépassé au début de l’année 2024, mais il reste encore à le développer dans de nombreuses régions et à l’entretenir sur l’ensemble du territoire national, en métropole et Outremer.

Le rôle des sentinelles est non d’accompagner ou de prendre en charge les personnes en risque suicidaire, mais de les repérer et de les orienter. Sur le plan sanitaire, ce sera vers un évaluateur ou vers un intervenant de crise (voire le SAMU en cas d’urgence avérée), qui font aussi l’objet de formations ciblées elles vers les professionnels de santé ou les psychologues :

  • L’évaluateur qui peut faire une évaluation clinique du potentiel suicidaire de la personne, et l’orienter vers des soins adaptés.
  • L’intervenant de crise qui a une fonction d’évaluation clinique du risque suicidaire, avec des connaissances spécifiques pour désamorcer une crise et éviter un passage à l’acte.

Les médecins généralistes constituent une cible particulière pour ces formatons et plus généralement pour la sensibilisation à la prévention du suicide : le contenu d’une formation axée sur la dépression, intégrant le repérage et l’évaluation du risque suicidaire, a été intégré en 2020 dans les offres de développement professionnel continu (DPC).

La stratégie nationale de prévention du suicide a conduit à mettre en œuvre d’autres dispositifs qui sont également accessibles pour le monde agricole comme par exemple le dispositif VigilanS de maintien du contact avec les personnes qui ont fait une tentative de suicide et chez qui le risque suicidaire est multiplié par quatre, ou encore pour éviter les risques de contagion suicidaire, avec le programme Papageno [5] ou les dispositifs de postvention, pour limiter les répercussions d’un suicide pour l’environnement proche.

Elle a conduit enfin à la mise en place d’un numéro national de prévention du suicide, le 3114 avec lequel s’est articulé le numéro spécifique à l’agriculture créé il y a déjà dix ans par la MSA, Agriécoute [6].

… qui s’inscrit désormais dans la mise en œuvre de la politique agricole

Agriécoute comme la charte des sentinelles en agriculture témoignent également de la volonté d’intégrer cette stratégie de santé publique avec le traitement des problèmes spécifiques de l’agriculture : on sait, depuis Emile Durkheim[7], le père de la sociologie française, que la question du suicide ne relève pas uniquement d’une approche médicale, mais aussi de déterminants sociaux.

Si la feuille de route était surtout centrée sur les risques liés à l’endettement et à l’insuffisance des revenus, ainsi que ceux liés à la précarité, son développement a permis d’identifier des facteurs de risques psychosociaux (RPS) analogues à ceux qu’on peut rencontrer dans les entreprises des secteurs secondaire ou tertiaire. Ceux-ci expliquent également la croissance sensible des symptômes d’épuisement professionnel (burnout) en agriculture.

  • Le premier est le contexte d’incertitude croissante qui se manifeste dans la multiplication des crises agricoles : incertitudes croissantes sur le plan économique, mais aussi sur le plan sanitaire, comme sur le paln climatique et environnemental : il est notable de constater à cet égard que « le dérèglement climatique et ses conséquences » est le premier facteur d’inquiétude chez les agriculteurs [9]. Ainsi, dans la première année de mise en œuvre du plan, plus de deux départements sur trois ont eu à gérer au moins une crise agricole, d’origine économique, mais aussi sanitaire (par exemple avec la grippe aviaire), ou du fait des intempéries (grêle, sécheresse, etc.).
  • Deuxième facteur : la charge mentale. La question s’est beaucoup concentrée sur le problème des normes appliquées à l’agriculture. C’est un vrai sujet mais ce n’est pas le seul ; de façon générale, la charge mentale des exploitants mais aussi des salariés augmente. Jusque dans les année cinquante, tout était géré par les traditions. La modernisation de l’après-guerre a conduit à des raisonnements reposant sur l’analyse coût/efficacité des facteurs de production. Aujourd’hui il faut davantage intégrer la complexité, les rétroactions positives ou négatives, les externalités en termes sanitaire ou environnemental, etc., dans une approche de l’agriculture considérée comme un écosystème. Par ailleurs, plus de la moitié des agriculteurs sont aussi  employeurs, directement ou indirectement, ce qui suppose de gérer la relation à l’emploi ce pour quoi ils ne sont pas forcément armés. Tout cela fait une forte augmentation de la charge mentale.
  • Enfin il y a ce que j’ai appelé les injonctions paradoxales auxquelles sont soumis les travailleurs de l’agriculture. Si aujourd’hui, tout le monde parle d’injonctions contradictoires, cette expression a surpris au début.  Une tension qui s’exprime au niveau de la profession comme des individus : d’un côté l’injonction à produire, à assurer la souveraineté alimentaire ; de l’autre, l’injonction à préserver, à améliorer ou à diminuer l’empreinte environnementale de l’agriculture. Des injonctions qui ne sont pas nécessairement contradictoires (et c’est le rôle de la politique agricole que d’essayer de les concilier), mais qui sont vécues comme telles par les travailleurs de l’agriculture et finissent par interroger le sens du travail.

Il faut ajouter à cela les questions angoissantes liées à la transmission de l’exploitation, dans un contexte où plus de la moitié des exploitants vont partir en retraite dans les dix ans.

Il est notable de constater que ces risques de mal-être agricole sont aussi ceux qui expliquent le malaise profond que connaît l’agriculture depuis plusieurs mois, et auquel la future loi d’orientation vise à apporter des réponses. Mais quelles que soient les réponses qui seront apportées, la troisième révolution que connait actuellement l’agriculture nécessitera un accompagnement psycho-social organisé pour diminuer l’impact en termes de risque de mal-être.

Paris Croulebarbe, le 5 avril 2023 

[1] « Connaissez-vous pire contradiction que celle-ci, plus cruel et injuste paradoxe : nulle part ailleurs dans notre société, on ne met plus fin volontairement à sa vie que chez celles et ceux qui nous donnent les moyens de vivre ? » in « Nourrir sans dévaster » Plon, 2024

[2] Présentation de la feuille de route pour la prévention du mal-être et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté, 23 novembre 2021.

[3] Daniel Lenoir Prévention du mal-être et du risque suicidaire en agriculture,  Inspection générale des affaires sociales, juillet 2023

[4] Voir le site du GEPS.

[5] Suicide, comment en parler ? Le programme Papageno La santé en action, 2019.

[6] Agri’écoute, un numéro pour les agriculteurs et salariés en détresse. 

[7] Emile Durkheim « Le suicide », 1897

[8] Une nouvelle étude BVA Xsight / Collectif Nourrir / Terra Nova pour éclairer la réalité de la crise agricole. Février 2024.

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