Démocratie & Spiritualité, Sur le fil

2024 : l’année Europe

Chaque année depuis 2018, j’essaie de mettre celle qui commence sous un signe hérité de nos mythologies : après Janus, ce fut Sisyphe en 2019, puis Sol invictus, Qohèleth, Hubris et Némésis, et enfin la Pythie en 2023. Cette année j’ai choisi Europe, cette princesse phénicienne fille d’Agénor roi de Tyr et de Téléphassa, et sœur de Cadmos ; l’occasion de parler de cette entité multiforme que nous appelons l’Europe et de revenir sur les sources de cette notion aux multiples dimensions.

 

Henri Matisse L’enlèvement d’Europe (1929)

Il en est de l’Europe comme du temps pour Augustin d’Hippone : si on ne me le demande pas ce je sais ce que c’est, mais dès qu’on me le demande je ne le sais plus. Il est intéressant de rappeler que, selon la mythologie grecque, son nom est emprunté à celui d’une princesse levantine, enlevée (consentante) par un Zes travesti en taureau et traversant sur son dos une partie de la Méditerranée, pour atterrir sur l’île de Crête et être à l’origine de la civilisation minoenne. Une origine orientale et méditerranéenne à la fois qui tranche avec l’idée que nous nous en faisons.

Malgré la tentative des francs de les récupérer au moment des croisades, puis bien plus tard au Maghreb avec la colonisation de ces terres algériennes qui avaient vu naître Augustin, l’Europe s’est amputée, depuis que les grecs se sont servis du nom pour désigner les terres du nord, de plus de la moitié, à l’est au sud, de ses racines méditerranéennes.

Du point de vue spirituel, ou au moins religieux, l’Europe, même christianisée, est héritière de deux sources qui ont donné deux façons, pour ceux qui y croient, de nommer la divinité : celle héritée du panthéon gréco-romain,  et dérivée de Zeus, qui a donné Deus, Dios, Dio ou Dieu, et celle héritée des mythologies nordiques, et dérivée de de Wotan (Odin) qui a donné Gott, God ou Gud, sans parler des Бог, Bog ou Bóg et Bů slaves, eux-mêmes issus de l’indoeuropéen bhag, et qu’on peut peut-être rapprocher de Börr ou Burr, le père de Wotan, .

Finisterre occidental du continent asiatique cette Europe dont on ne connait réellement que la frontière atlantique est une terre de métissage : métissage spirituel, mais d’abord métissage génétique et ce dés sa colonisation par les homo sapiens qui y ont conservé quelques pourcents de l’ADN néanderthalien des précédents occupants. Finisterre de métissage ethnique aussi avec les vagues successives de peuples venus de l’est et dont l’origine se perd dans la nuit des temps indo-européens : les celtes, les germains, les vikings, entre autres qui se sont heurtés à cette barrière longtemps infranchissable de l’océan atlantique.

L’Europe fruit d’un métissage ethnique et, paradoxalement, inventrice de l’idée de nation, construction progressive, d’abord en France et en Angleterre, puis en Espagne et au Portugal, et qui se généralisera au sous-continent et fleurira partout en Europe en 1848 ; des nations qui s’émancipent progressivement des empires, romain, germanique, islamique, napoléonien, austro-hongrois, et même tsariste ou turc. Aujourd’hui seule la Russie de Poutine semble avoir gardé des ambitions impériales en Europe, avec la volonté de reconstituer l’empire des Tsar remodelé ensuite en empire soviétique par Lénine et surtout par Staline. Et peut-être aussi cet islamisme qui voudrait reconstituer un califat sans frontières.

Mais des nations qui, paradoxalement seront les points de cristallisation de nouveaux empires, à l’échelle planétaire cette fois :  du partage de l’Amérique (devenue latine) entre l’Espagne et le Portugal par le pape en 1493 au Traité de Berlin de partage de l’Afrique en 1885, en passant par les nombreux conflits qui ont émaillé l’histoire des colonisations successives, les nations européennes se sont réparti la domination sur le reste de la planète. Avec parfois les meilleures intentions du monde, mais surtout pour le pire.

Le pire avec son cortège de pillage, d’exploitation des ressources minières et d’échange inégal, de travail forcé et  d’esclavage, d’appropriation exterminatrice des territoires des peuples autochtones et de génocide, dont nous payons maintenant les dividendes négatifs avec ce qu’il est convenu d’appeler le « wokisme ».

Une terre de métissage génétique et ethnique mais où va naître aussi le racisme, dans le prolongement des théories du suédois Carl Von Linné ou du français Georges Leclerc comte de Buffon, développées ensuite par le français Arthur de Gobineau, un des inspirateurs des théories nazis ; mais aussi, à peu prés au même moment l’antiracisme avec le haïtien Anténor Firmin. Terre de métissage ethnique et spirituelle qui sera aussi le terreau de l’antisémitisme, reprenant à son compte des fake news développées au début de notre ère à Alexandrie, d’abord sur la base de l’antijudaïsme  chrétien fondé sur la théorie du peuple déicide,  puis sur des bases ethnico-génétique, inspirée du même Gobineau.

Le pire d’abord, mais aussi le meilleur, car c’est cette même Europe qui, de la Renaissance aux Lumières, voit naître l’idée d’émancipation de l’humanité des dominations diverses, avec ses traductions juridico-politique : les droits de l’homme, les droits de la personne humaine, et la démocratie ; d’abord, paradoxalement là encore, dans cette excroissance européenne que constituent à la fin du 19ème siècle les Etats-Unis d’Amérique, avant d’être amplifiées par la Révolution française. Et c’est donc elle qui produira pour l’essentiel les antidotes à l’esclavagisme, au colonialisme, au racisme, à l’antisémitisme, à l’impérialisme, au nationalisme. Ce sont les mêmes terres marquées par l’inquisition et les guerres de religions que se développera l’idée de tolérance, de liberté religieuse et de séparation entre les sphères du politique et du religieux et que nous appelons la laïcité. C’est aussi dans cette terre déchirée par les guerres qu’émerge le projet de paix universelle (et perpétuelle) avec l’allemand Emmanuel Kant.

Depuis la dernière grande guerre européenne, devenue mondiale comme la précédente, un certain nombre de nations européennes ont voulu donner une traduction politique au concept (et au concert) européen. De cela la traduction la plus visible, c’est l’Union européenne, regroupant aujourd’hui 27 Etats membres, héritière de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca, 1951), mais aussi de la la tentative avortée de Communauté européenne de défense (CED, 1954), ainsi que de Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom, 1957) et surtout de la Communauté économique européenne (CEE, 1957) instituant le marché commun devenu depuis le marché unique suite au Traité de Maastricht (1992) qui jette aussi les bases de l’union monétaire qui aboutira à la création de l’Euro.

En utilisant le marché pour créer des « solidarités de fait » (pour reprendre les termes de la déclaration Schuman lançant la Ceca en 1951) qui permettraient d’éviter le retour de la guerre, cette Europe là a réduit la voilure de ses ambitions éthiques et spirituelles ce qui a conduit à faire dire à Jean Monnet (citation en fait apocryphe en forme de vérité alternative) : « si c’était à refaire, je commencerais par la culture ». Pour autant, les pères de l’Europe, comme leur successeur Jacques Delors, n’ont jamais remis en cause cette méthode qui reposait sur ce que certains ont pu appeler une sorte de « conspiration européenne » entre des démocrates chrétiens et des socio-démocrates pro-européens utilisant le marché pour « forcer » l’intégration européenne. Ce qui faisait dire à Michel Rocard en 1973 qu’ « une des plus vastes mystifications de l’histoire aura sans doute été l’identification de l’Europe avec la construction issue du traité signé à Rome en 1957, officiellement appelée « Communauté économique européenne », que l’expression populaire désigne fort justement comme le « Marché commun » et qui n’est en fait rien de plus qu’une union douanière. ». Car ce faisant « la « conspiration européenne », qui avait utilisé le marché pour arriver à ses fins et construire, dans la réalité quotidienne, l’Europe, a été infiltrée par la conspiration libérale, qui utilise l’Europe pour étendre les mécanismes de marché ». Malgré des tentatives louables pour développer une politique sociale commune (l’Europe sociale), une politique migratoire commune, ou encore une politique de défense commune, une politique de santé commune (notamment au moment de la crise Covid), une politique environnementale commune, ou même une politique économique commune (pourtant contenue dans le projet d’Union économique et monétaire), le « surmoi » (néo)libéral de la construction européenne a joué sur la longue période le rôle de force de rappel vers les forces de marché au détriment des forces démocratiques qu’elle avait réussi à instituer. Même la politique agricole commune, la plus achevée des politiques communes a fini par être démantelée au début des années quatre-vingt dix sous les coups de boutoir de l’idéologie du marché mondial portée à l’époque par le Gatt (devenue depuis l’OMC) au profit d’une construction technocratique des aides à l’agriculture.

C’est ce « surmoi » néolibéral de la construction communautaire, ainsi que l’insuffisance des mécanismes démocratiques qu’elle mettait en place, bien plus que le projet européen lui-même, qui a été rejeté par les électeurs français et néerlandais en 2005 lors du referendum sur le projet de constitution européenne. Et le déni de démocratie qu’a constitué la reprise de ses éléments opérationnels par le traité de Lisbonne en 2007 a accrédité l’idée que cette construction libérale et technocratique se faisait contre les peuples et discrédité ce faisant cette idée de « conspiration européenne ». « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché » disait lui même Jacques Delors en 1989.

Il est révélateur à cet égard que les deux beaux symboles de l’Europe que sont d’une part le drapeau, avec son cercle de douze étoiles dorées, symbolisant les idéaux d’unité, de solidarité et d’harmonie entre les peuples européens, sur fond bleu (dans lequel certains ont voulu voir un symbole marial), et l’hymne européen, poème d’inspiration maçonnique de Schiller mis en musique et en choeur par Beethoven et célébrant la fraternité universelle, soient tous les deux issues de l’autre institution européenne, le Conseil de l’Europe, alors que l’Europe économique qui les a repris à son compte n’a pas su trouver, pour l’Euro, de symbole fort au moment de frapper monnaie.

Il faut dire que cette autre institution européenne qu’est le Conseil de l’Europe, créé en 1948 et qui regroupe aujourd’hui 46 Etats membres, s’est construite sur des bases éthiques (et donc spirituelle) beaucoup plus fortes que l’Union économique, notamment la convention européenne des droits de l’homme (1950) qui s’inspire de la Déclaration universelle, avec la cour européenne qui en vérifie l’application. Et c’est d’ailleurs pour manquement à ces engagements que la Russie qui avait rejoint le Conseil de l’Europe en 1996 en a été exclue en 2022.

A côté de ce texte, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne mise en place suite au Traité de Lisbonne fait encore pale figure, comme d’ailleurs la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 à côté de la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe (1961), et qui n’ont guère fait évoluer la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union (CJUE) toujours attachée aux principes de la « concurrence loyale et non faussée ».

Pour autant, si les bases éthiques et spirituelles de cette autre Europe sont plus fortes, elle souffre en revanche d’un déficit de démocratie encore plus important que l’Europe économique qui a quand même réussi à mettre en place un parlement élu au suffrage universel, et un dialogue social.

« Si dans dix ans, nous n’avons pas réussi à donner une âme, une spiritualité à l’Europe, nous aurons perdu la partie » (1992).

A relire cette phrase de Jacques Delors plus de vingt ans après on ne peut qu’être tenté de dresser un constat d’échec.

Tordons d’abord le cou à un mythe : cela n’est pas dû au refus, notamment français, d’évoquer dans le préambule du projet de constitution avortée les racines chrétiennes de l’Europe, récemment invoqué par le journal La Croix s’interrogeant sur la question, « L’Europe a-t-elle renoncé à ses racines chrétiennes ? » et reprenant un propos récent du pape François « Ils n’ont pas voulu citer les racines chrétiennes, mais Dieu s’est vengé ! ». Et ce pour deux raisons.

La première c’est que la question des racines est une question qui relève du travail des historiens, et ce non pour identifier une racine pivotante, mais pour démêler le faisceau des racines spirituelles, et elles sont multiples, sans compter, si l’on veut filer la métaphore botanique, le réseau mycélien qui leur a permis de puiser dans des spiritualités invisibilisées par l’histoire européenne, comme le judaïsme ou l’islam.

La seconde c’est qu’on ne saurait invoquer comme source spirituelle de l’Europe une seule religion, le christianisme, non seulement parce que cela choque notre conception de la laïcité, mais surtout parce que cela tend à ne pas reconnaître les autres apports, religieux ou autres, au risque d’exclure ceux qui s’en revendiquent.  De ce point de vue la phrase finalement retenue dans le projet de préambule à la demande de la France et évoquant « les héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe » est beaucoup plus inclusive. A contrario l’évocation des seules « racines chrétiennes » porte le risque d’un repli identitaire analogue à celui qui touche une partie des nations européennes, et ce à l’échelle de l’Europe toute entière.

Est-ce nier pour autant l’héritage chrétien ? Non évidemment, mais avec sa face claire, celle de « l’éthique du sermon sur la montagne » pour reprendre l’expression de Max Weber et dans laquelle ont pu puiser aussi bien les utopies de la Renaissance ou des Lumières que plus tard celle du socialisme et de l’écologisme, mais aussi sa face sombre, héritière du régime de chrétienté mis en place suite à la décision de Constantin de faire du christianisme la religion de l’Empire.

Surtout la question spirituelle pour l’Europe est moins de regarder en arrière pour retrouver les racines ou les héritages, que de trouver dans ces sources multiples et parfois contradictoires des ressources pour l’avenir, pour affronter les défis planétaires dont nous sommes nombreux à penser que l’Europe doit être beaucoup plus partie prenante qu’elle ne l’est.

Et ces ressources résulteront d’un dialogue spirituel associant sans esprit de prosélytisme ou de domination toutes les inspirations spirituelles qui ont vocation à s’investir dans le projet européen : les différentes obédiences chrétiennes, bien sûr (y compris l’orthodoxie), les courants issus des Lumières et du socialisme, mais aussi tous les autres. De ce point de vue deux enjeux sont importants.

Le premier c’est de développer une conception européenne de l’islam, un islam ouvert, qui renonce à la tentation de l’antisémitisme et n’ambitionne plus d’imposer sa « loi » sur les territoires où il est présent, à l’inverse de l’islamisme qui travaille aujourd’hui la population musulmane en Europe. La question de l’adhésion de la Turquie est à cet égard symbolique de ce combat.

Le second c’est de redonner du souffle à la spiritualité en Europe pour tous ces citoyens, et ce sont les plus nombreux, qui ne trouvent pas dans l’offre spirituelle existante des raisons d’espérer et qui par voie de conséquence se réfugient pour une part d’entre eux dans des conceptions fermées et rétrogrades de la religion et/ou de la nation et dont témoigne la montée des votes souverainiste/populiste et l’attirance pour les démocratures en Europe.

Paris, Croulebarbe, le 24 avril 2024. Complété le 25 avril en partant et en revenant de Strasbourg pour la table ronde sur « L’Europe Demain au regard de ses sources et ressources spirituelles ».

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *