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Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (3) : La formation de l’esprit scientifique ou « la course d’obstacles … épistémologiques »

Cette liste de dix livres qui ont nourri ma philosophie de l’action est un prétexte pour évoquer, pour chaque livre, voire effleurer, quelques-unes des références qui me sont chères, ou qui parfois l’ont été (et pour me présenter autrement sur ce blogue que par ma bio), car ces références sont aussi à l’origine de mes coups de cœurs ou de mes points de vue : elles ont nourri mes réflexions et mon éthique ; elles donnent son sens à son nouveau titre, « L’âge de raison(s) » (j’ai raconté dans un précédent billet comment j’en étais venu à faire « la liste des dix livres » qui m’avaient guidés dans mon action comme on fait, sur Babelio (le réseau social  des bibliophiles qui sert de référence à cette série), la liste des livres qu’on emporterait sur une ile déserte). 

Ma démarche est différente de celle d’Edouard Philippe, devenu depuis Premier ministre, avec « Des hommes qui lisent »: il s’agit moins d’une autobiographie littéraire que d’une promenade inattendue dans le jardin (anglais, ou plutôt, médiéval) de mes références en matière de philosophie de l’action. Philosophie de l’action : si l’on en croit Wikipédia (en français), celle ci est proche de trois autres branches de la philosophie, l’éthique, l’épistémologie, et la logique. « L’éthique est la discipline philosophique dont les liens avec la philosophie de l’action sont incontestables. Aristote s’est notamment intéressé au phénomène de l’action en général dans un souci d’expliquer l’action morale. L’épistémologie (comme étude de la connaissance) et la philosophie du langage font également référence à une philosophie de l’action car il n’y a pas de connaissance sans langage et pas de langage en dehors d’une action. La logique permet d’affirmer si une action a eu lieu car il est clair qu’on peut apprécier une action en tant qu’elle a lieu ou existe. Une action a toujours un auteur, homme (humain)plongé dans ses méditations ».

Après avoir abordé la question de l’éthique dans le précédent billet avec « Le mythe de Sisyphe« , et peut-être la logique, et en tous cas la philosophie du langage avec « Le nom de la rose« , je passe donc à l’épistémologie, avec « La formation de l’esprit scientifique« .

 

Troisième livre de cette série de dix donc :

La formation de l’esprit scientifique

ou « la course d’obstacles …. épistémologiques »

La formation de l’esprit scientifique, car, comme le dit Gaston Bachelard lui même, « Accéder à la science, c’est, spirituellement rajeunir« . Ingénieur de formation, j’ai voulu en effet faire des études scientifiques, et reste profondément attaché à la méthode scientifique, mais ne suis pas scientiste pour autant. La science est un mode de connaissance du réel qui n’en épuise pas le sens, mais à une puissance de compréhension supérieure aux autres modes de connaissance. « L’esprit moderne dans ce qu’il a d’efficace, c’est la science.»

Michel Sebillotte, qui était le pape de l’agronomie quand j’étais élève à l’Agro, et qui a appris à des générations d’étudiants à penser et agir en agronome, et avec qui j’avais conçu pour les conseillers agricoles le premier plan de relance de l’agronomie, faisait lire ce livre à ceux qui choisissaient sa spécialisation ; ce que je n’ai pas fait pour lui préférer rejoindre Jean Pierre Prod’homme, et la spécialisation d' »économie et gestion des entreprises » de Jean Chombart de Lauwe – Jean, à ne pas confondre avec Paul Henry, son frère, défricheur de la sociologie urbaine et dont j’ai également suivi le séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales- et m’orienter vers l’économie et la sociologie rurale. Je n’ai pas non plus choisi la spécialisation « Agriculture comparée » de Marcel Mazoyer, qui avait succédé à René Dumont, pour comprendre l’aventure agricole (de la France et d’ailleurs), peut-être parce que, déjà hétérodoxe, je la trouvais, comme l’Inra économie de l’époque, trop marquée par une analyse marxiste systématique (qui s’est révélée d’ailleurs fausse), comme tout autant celle animée par Joseph Klatzman, qui, malgré ses qualités de statisticien (« Les statistiques, c’est l’art de dire des choses vraies, avec des chiffres faux », proposition qu’on peut facilement inverser), me semblait, elle, d’inspiration trop libérale. Mais c’est cette année là, en 1976, que j’ai découvert Bachelard, avec un grand bonheur.

Il m’a permis de comprendre le sens de ce que j’avais appris en physique, physique qui reste, pour le meilleur mais aussi parfois pour le pire, le modèle de l’approche scientifique. J’ai souvent regretté qu’on ne fasse pas davantage appel à l’histoire des sciences pour en faire la pédagogie. Les élèves, les étudiants, pourraient mieux comprendre que toute connaissance se construit contre une connaissance préexistante, qu’elle nécessite de surmonter un « obstacle épistémologique », et ce doute méthodologique relève pour moi de l’hygiène intellectuel.

C’est la raison pour laquelle j’adhère au critère de « réfutabilité » qu’a introduit Karl Popper. Toute théorie qui se présente comme scientifique et n’est pas contestable revêt pour moi un caractère religieux et, comme toute religion, peut devenir totalitaire (« totalisant totalement le tout, tout le temps »). C’est en ce sens que la critique poppérienne du marxisme comme de la psychanalyse freudienne reste pertinente.

En revanche, je n’ai jamais compris pourquoi Popper avait mis dans le même sac le darwinisme, ou plus précisément  la théorie de l’évolution qu’il ne faut pas confondre avec l’utilisation idéologique qui en a été faite : il faut « éviter de confondre le travail scientifique de Darwin avec l’idéologie du darwinisme, qui lui est presque contraire« . En effet il existe peu de théories scientifiques qui aient reçue autant de confirmations que l’hypothèse darwinienne de l’origine des espèces, qu’il s’agisse de la génétique classique, de la découverte de l’ADN, de la tectonique des plaques, de la paléontologie …. C’est en ce sens que j’ai une allergie particulière pour les théories créationnistes, qui relèvent pour moi de la même volonté de nier l’évidence au nom d’une idéologie, que le négationnisme au regard de l’évidence historique de la shoah, ou aujourd’hui les théories du complot. Comme dit Olivier Barrau, « La posture créationniste condense à elle seule toutes les caractéristiques de ce contre quoi je pense qu’il faut se battre ». On peut avoir une lecture athée de l’évolution, comme Jacques Monod, ou téléologique et donc théologique, comme Theillard de Chardin, car la science ne donne pas une explication totale, ni définitive du monde, mais on ne peut nier ces vérités scientifiques, ou plus exactement on ne peut les réfuter par des arguments falacieux. Comme je l’ai écrit sur ce blogue, on ne peut jamais être totalement certain de la vérité (toute proposition scientifique doit être réfutable), mais on peut avoir des certitudes sur ce qui est faux.

Scientifique, mais pas scientiste. La physique, qui a servi de modèle de science pendant longtemps, a pu laisser penser qu’on arriverait à cette explication totale du monde, en induisant une conception tout à la fois matérialiste et déterministe. Mais, depuis la découverte du(Le) principe d’incertitude d’Eisenberg, la physique elle-même a relativisé ses prétentions à l’explication totale du monde, acceptant même la dualité des vérités. Pour autant, je regrette que la biologie ne serve pas davantage de modèle aux épistémologues, dans la mesure où elle fait davantage place à la complexité, comme l’a illustré Joel de Rosnay, dans Le macroscope, ou Edgar Morin dans La méthode.

L’agronomie comme la médecine, ces applications de la biologie ne relèvent pas de la science proprement dite, mais de l’utilisation dans la pratique, en l’espèce dans la production d’aliments (ou, plus généralement de produits organiques) ou de soins, des connaissances scientifiques. Pour l’agriculture, c’est ce que j’avais développé avec Marianne Cerf dans un « Que sais-je ? » sur Le développement agricole en France (qui avait été honoré d’une médaille par l’Académie d’agriculture). Ce sont des préoccupations identiques qui m’avaient conduit, quand je dirigeais la Cnam, à pousser à la création d’une Haute autorité de santé pour développer l’évaluation des pratiques médicales et de santé, comme à la Cnaf, à créer un conseil scientifique.

Mais la science n’est pas le seul mode de connaissance de la réalité. Et Gaston Bachelard qui s’était accordé le droit de rêver, s’est aussi passionné pour la poésie comme pour les images, ce qui est une autre façon d’approcher le réel. « Tout ce que peut espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits ». Je développerai ailleurs l’importance de la poésie pour la philosophie de l’action, comme d’ailleurs pour l’éthique et la recherche de la vérité, mais je voudrais revenir sur la question des métaphores, forme fréquente du discours, politique notamment.

Au delà des discours scientifique ou poétique, la métaphore permet en effet d’enrichir la représentation que l’on se donne de la réalité. Ainsi, en filant celle de la rose des vents pour écrire « un petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation« , Mireille Delmas-Marty en a donné une illustration magistrale dans le domaine du droit (qui n’est pas non plus une science). Pour ma part j’ai souvent utilisé celles que fournit la géologie pour faire la pédagogie des politiques sociales, avec les notions de sédimentation, de tectonique des plaques, d’orogénèse de séisme ou de tsunami, de volcan, ou d’érosion. Les métaphores sont comme les mythes ; elles fournissent des images, des modèles, mais pas des explications. Seule la science peut prétendre, sous réserve de réfutation, à ce privilège.

Prochain livre : La métamorphose de Plodemet (Edgar Morin)

 

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