Lu, vu, entendu

Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (7) : Qohélet ou « Un temps pour jeter les pierres, un temps pour ramasser les pierres »

A David, mon fils, victime avec mes parents de la violence routière, il y de cela presque trente ans,

A Aurélie, Romain et Estelle, ses sœurs et frère, mes enfants.

Sur le sept, je mets Qohèleth. Même si c’est, je crois l’un des premiers et non le dernier des sept livres que j’avais cité dans ma première énumération en juillet 2016.

Qohèleth, je préfère ce nom, ce qualificatif hébreux de l’auteur et du livre à la fois, que celui d’Ecclésiaste sous lequel il est en général connu dans les versions catholiques et protestantes de la Bible, comme d’ailleurs, dans l’excellente traduction commentée d’Ernest Renan. J’aime aussi celle du poète et mathématicien Jacques Roubaud Sous le soleil : vanité des vanités, qui en reprend dans le titre l’expression la plus célèbre.

J’ai repris ce texte en revenant de la cérémonie de crémation de Sylvie Le Chevillier, puis en marchant sur un morceau du chemin de Compostelle, entre Le Puy et Aumont Aubrac. Pas un pèlerinage, mais un retour sur moi dans la marche. J’ai relu en cheminant la version d’Ernest Renan, fluide et classique, y compris dans la versification, comme on écrivait à l’époque. 

Comme j’ai commencé, avec celui consacré au petit prince, à dédier ces notules à des personnes, dans ce cas à Sylvie, et à Luc son mari, j’ai décidé de continuer, et de dédier celui-ci à David, mon premier fils, dont le prénom, si biblique lui aussi, sonnait comme un projet ; un projet qui s’est arrêté prématurément un soir de février quatre-vingt neuf à Gonesse ; à David, ainsi qu’à mes parents, disparus avec lui, et aussi à mes trois autres enfants. Il faut dire que j’ai utilisé à cette époque le beau poême du chapitre 3, « il y a un temps pour tout sous le soleil », pour dire et en même temps apaiser la douleur, comme d’ailleurs celui du petit prince que j’ai cité dans le précédent billet et qui décrit le désert après le départ de l’enfant. 

Bizarre de prendre un texte de la bible comme un des livres qui a nourri ma philosophie de l’action penserons certains. Toujours est-il que ce livre qui m’a accompagné dans ma vie personnelle depuis que j’en ai découvert l’existence il y a longtemps (j’avoue que j’en ai oublié les circonstances), m’a aussi inspiré dans mon action au quotidien.

 

Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (7) :

Qohèleth

ou

« Un temps pour jeter les pierres, un temps pour amasser les pierres »

« Il y a un temps pour tout sous le soleil, un temps pour jeter des pierres, et un temps pour les ramasser » est probablement la citation que j’ai le plus utilisée dans mes comités de direction et autres Comex, et que je préfère, de loin, au fameux « il faut laisser du temps au temps » qui peut être le cache sexe de cette procrastination politique et administrative qui confine au conservatisme : « Il y a un temps pour tout sous le soleil » c’est quand même mieux que « tout changer pour ne rien changer » ; cela a parfois été pour moi une façon de dire qu’il faut savoir attendre le bon moment, mais aussi qu’il y a des phases dans l’action publique, qu’il y a des moments pour bâtir, « amasser des pierres », ou pour définir une politique, mais qu’avant il faut souvent déconstruire, « jeter des pierres », ou lancer des idées nouvelles, avant « de les ramasser », se remuer les méninges pour innover en prenant le risque de déplaire, comme on jette des pavés. De même, ayant conduit de nombreuses réorganisations dans ma vie professionnelle, je sais que toute réorganisation est d’abord une désorganisation : destruction créatrice aurait dit Schumpeter, mais destruction quand même ; « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » dit la sagesse des nations, qui a largement inspiré le rédacteur de l’Ecclésiaste. Comme beaucoup de textes spirituels et philosophiques, on peut aussi utiliser Qohelet dans une leçon de management. C’est à la mode d’ailleurs.

Mais ce livre m’a d’abord aidé à surmonter les drames de ma vie ; plus que les stoïciennes pensées pour moi-même de Marc Auréle, plus que le doute existentiel de Montaigne dans ses essais, ou l’acceptation sereine de l’absurdité du monde par Camus dans le mythe de Sisyphe, car il y a dans Qohèleth une forme de prière, probablement agnostique, voire désespérée ; plus qu’une leçon de sagesse donc, ou de philosophie, une prière, un long poème de méditation. Et seule la prière – et la poésie en est, avec la musique une des formes – croyante ou non, permet de trouver en soi les ressources pour dépasser les tragédies, petites ou grandes, de nos existences, de cette « vallée de larmes » comme le disait plaisamment Philippe Meyer, autrefois sur France Inter. De donner un sens à ce qui n’en a (peut-être) pas : « la vie n’a pas de sens, mais la poésie donne sens à nos vies ». Et de savoir surmonter les drames de sa vie est aussi pour moi, comme pour les stoïciens, un élément de la philosophie de l’action. A chaque drame, je reviens vers Qohèleth, pour, à défaut de trouver un sens à la souffrance, trouver des mots pour la dire et l’apaiser.

Qohèleth, un des livres  de la bible, ce livre, ou plutôt cette bibliothèque, le plus lu (en tous cas le plus diffusé) sur la planète. Un des livres de  ce que les chrétiens, quelque soit leur obédience, appellent l’ancien testament.  « En lecteur assidu » de La Bible, « de l’Écriture sainte » comme le dit avec un parfum suranné Eri de Luca, je suis devenu, comme lui, « un lecteur qui campe hors les murs », mais qui continue à garder dans sa bouche ces noyaux d’olives qui ont gardé le goût de l’arbre même si on en a depuis longtemps grignoté la chair, ces noyaux qui permettent de tromper la soif de sens.

Le caractère supposé sacré des textes bibliques, comme plus encore du Coran, ce livre présenté comme incréé, mais qui en est en grande partie une relecture dans l’Arabie du 7ème siècle, ne permet pas assez, à mon gout, dans notre culture marquée par la laïcité, d’en utiliser les histoires, les scènes, comme archétypes ou métaphores des situations à vivre ou à gérer, notamment dans l’action publique, et ce indépendamment des références religieuses qu’elles véhiculent. Je le regrette, car, comme dans les mythes grecs quelle richesse dans ces personnages ! quelle richesse et quelle ambivalence !  D’Adam ( « le glébeux ») et d’Ève, d’Abel (qui a même racine qu’havel, buée) et de  Caïn (que l’œil du remord regardait « dans la tombe »), d’Abraham, le père de tous les croyants des religions monothéiste et son « Va vers toi ! », à Moïse fondateur supposé du monothéisme et récipiendaire des « dix paroles », du sacrifice interdit de l’enfant, celui d’Isaac pour les juifs et les chrétiens ou celui d’Ismaël pour les musulmans, à Joseph victime de la jalousie de ses frères, de David et de ses aventures amoureuses avec Bethsabée, à Salomon leur fils, homme à femmes lui aussi, mais sage aussi dans ses jugements (et celui qui permet de déceler qui des deux est la vrai mère de l’enfant qu’elles se disputent restent un archétype du genre), et à qui le texte de Qohèleth est attribué. Autrement dit d’Hawa et d’Adama, d’Ibrahim et de Moussa, de Youssef, de Daoud et de Soliman, pour ne citer que quelques uns de ces héros bibliques et coraniques.

Passionné, fasciné même par la bible depuis mon enfance, je me suis essayé, après la lecture littéraliste du catéchisme de l’époque, à plusieurs lectures de cette bibliothèque si diverse : lecture matérialiste avec Michel Clévenot et Marc Ferro, lecture structuraliste, lecture psychanalytique avec Marie Balmary plus qu’avec Françoise Dolto, lecture archéologique avec Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman et surtout avec Thomas Römer et son invention de Dieu, lecture humoristique avec Meir Shalev, lecture romanesque, et surtout lecture poétique.  Et j’en oublie surement. En tous cas ces textes qui font partie de notre héritage et l’on peut y puiser de nombreuses leçons de vie.

Partie de cette première bibliothèque virtuelle qu’est La Bible (avec ses versions juives et chrétiennes, puis orthodoxes, catholiques, et protestantes), Qohèleth, avec Le cantique des cantiques, bien que retenus dans le canon, en a souvent été rejeté dans l’enfer par les religieux et les clercs de tout poil: trop pessimiste, l’un, trop érotique, l’autre. Éros et Thanatos, en quelque sorte, au milieu des prophètes et des saints. Il faut dire que dans cette bibliothèque, Qohèleth jure un peu. Pourquoi avoir placé ce texte dans la bible donc : une interrogation que reprennent les commentateurs, finalement peu nombreux, d’Ernest Renan à André Neher ; de Jacques Ellul à Jean-Yves Leloup en passant par Jacques Roubaud et Jesus Asurmendi ; de Montaigne à Comte Sponville.

Une fois passé la lecture poétique de ce texte magnifique ou du moins de ses traductions elle mêmes parfois contradictoires, on peut refuser, rejeter ce qui apparaît, de prime abord, comme une conception cyclique du temps, une conception fataliste de l’histoire, une conception pessimiste du monde, ce qui n’est d’une certaine façon qu’un collage d’expressions, elle même contradictoires entre elles, issues de la sagesse des nations, le propos désabusé  d’un aquoiboniste,  une sorte de Serge Gainsbourg de l’antiquité, « qui dit toujours à quoi bon », « un aquoiboniste, qu’a pas besoin d’oculiste, pour voir la merde du monde ;  à quoi bon ! ».

En fait, « Vanité des vanités » est une mauvaise traduction, ou en tous cas une traduction partielle -traduire, c’est trahir- du « hevel havelim » hébreux, « hevel » sorte de nuée imperceptible, insaisissable, quelque chose qui file entre les doigts, qu’on sent à peine passer, une buée : « Qohèlet saisit l’homme en flagrant délit de rosée, l’homme et l’univers en voie d’évaporation. »  dit Jean-Yves Leloup qui finit par choisir de traduire « hevel » par illusion, « illusion, tout est illusion ». J’ai souvent eu envie de le traduire, pour ma part, par « soluble dans l’air » comme la musique et la poésie de Verlaine.

« Vanité des vanités ». En tous cas, cette vanité là n’est pas celle du vaniteux que croise le Petit Prince. Mais c’est surement celle du regard que porte Saint Ex sur les personnages que rencontre son jeune ami. C’est celle qui est reprise sous la forme d’un crane dans les peintures du 17éme siècle, une façon de signifier que tout passe. C’est celle reprise par Bossuet, dans son oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre.« Sic transit gloria mundi », il rappelle aux puissants, aujourd’hui comme hier, et comme on le rappelait autrefois aux papes lors de leur intronisation, qu’il « retournera à la poussière ».

« Vanité des vanités » ; dans une version plus positive : le « hevel havelim » du texte hébreu est peut-être plus proche, finalement, du Je ne sais quoi et du Presque rien, de Vladimir Jankélévitch, que des vanités des peintres classiques ou du « Madame se meurt, Madame est morte » de Bossuet. Après tout c’est bien le même mot qui en grec dit le poison et le médicament. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour dire à la fois ce presque rien, qui n’est pas grand chose (vanité), et qui est aussi le presque tout de l’Homme, sa liberté, sa volonté, ce que les anciens appelaient son âme. Comme dit Gramsci « je suis pessimiste par la raison et optimiste par la volonté ». C’est peut-être cela qui a conduit un copiste pas très scrupuleux à rajouter à la fin quelques versets plus religieux que ce texte dont le premier abord est profondément pessimiste.

Cette vanité ambivalente, c’est celle de Jonatan Maldonado, découvert grâce à la Melting Art Gallery à Lille que je contemple chaque jour dans mon bureau (ou peut-être est-ce elle qui me regarde) : une vanité ou un masque a pris la place du crâne des peintures classiques, et où le doigt divin de la création (celui du plafond de la chapelle sixtine) n’est plus celui d’un vieil homme barbu, mais celui d’une femme (à moins qu’il ne s’agisse d’un ange ….). Cette contemplation quotidienne est pour moi le rappel de la vanité de tout ce que j’ai pu engager, autant que de son importance. S’engager sans illusion, renoncer sans déception.

C’est ainsi que Montaigne avait lui aussi fait graver sur les poutres de sa fameuse bibliothéque des citations extraites notamment de l’Ecclésiaste. Pour plagier le Brassens de la supplique :

« Déférence gardée pour Michel de Montaigne
Et sans que le roseau prenne la place du chêne
Se prenant pour un philosophe
Qu’au moins si ses essais sont plus fins que les miens
J’ai sur la vanité regard plus quotidien

De faiseur de plaisantristes ….  Bof ! »

 

 

Piève, août 2016 ; Paris-Lille-Paris, le 4 août 2018 ; sur le chemin de Compostelle, entre Saint Privat d’Allier et Chanaleilles, 6-8 août 2018

Prochain livre : L’affrontement chrétien d’Emmanuel Mounier

 

Addendum

Pour compléter ce billet conçu largement sur le chemin de Compostelle, je voulais mentionner le seul livre que j’ai vraiment lu sur ce pèlerinage, celui de Laurence Lacour, Jendia, Jende – Tout homme est homme: Sur le chemin de Compostelle.

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