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Grand débat national : consentement à l’impôt ou solidarité soutenable ?

On  a beaucoup parlé de consentement à l’impôt ces temps-ci, et son déclin est apparu, avec une certaine évidence, comme une des explications principales du mouvement des gilets jaunes ; principale en même temps que paradoxale, car associée à une demande de davantage de services publics : « Il faut demander plus à l’impôt et moins au contribuable », disait déjà Alphonse Allais ; ou plus sérieusement « Résistance à l’impôt, attachement à l’État », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Alexis Spire.

En fait cette explication, et la notion sur laquelle elle s’appuie, « le consentement à l’impôt », mérite d’être critiquée, ou en tous cas relativisée. La notion de consentement à l’impôt a été inventée en France, bien après l’Angleterre, au début de la révolution française, et se traduit notamment dans l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ». C’est d’ailleurs pour faire face à une forme de crise du consentement à l’impôt que Louis XVI avait convoqué des États généraux dont l’usage s’était perdu depuis longtemps.

Mais cette notion très Rousseauiste de consentement à l’impôt est, comme le contrat social dont elle est un des corolaires, à bien des égards une fiction juridique qui n’a qu’un lointain rapport avec la réalité, économique, politique et sociale d’hier, et plus encore d’aujourd’hui.

D’abord les « contributions publiques » d’aujourd’hui  n’ont plus rien à voir, ni en montant, ni surtout en nature, avec celles de l’époque : elles visaient, pour l’essentiel, et ce jusqu’à la fin du 19ème siècle, à financer les fonctions régaliennes de l’État, la défense (la guerre, en l’espèce), la police et la justice (ce que rappelle bien l’article 13 de la Déclaration : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ») et ne représentaient que quelques pourcents de la richesse (ce qu’on appelle aujourd’hui le PIB) du Royaume de France.

Plutôt que de consentement à l’impôt, il serait plus juste aujourd’hui de parler de consentement à la solidarité.  Les prélèvements obligatoires, concept plus large, du moins d’un point de vue juridique, que celui d’imposition, représentent en effet près de la moitié du PIB, mais les fonctions de solidarité représentent la plus grande partie de ces prélèvements : non seulement les deux-tiers consacrés à la protection sociale, mais aussi une partie significative des services publics fournis par l’État, notamment l’Éducation nationale et les hôpitaux (qui sont, en grande partie, financés par la Sécurité sociale), comme par les collectivités locales, notamment les services communaux (l’eau, les déchets, les crèches, etc…). La note de présentation du grand débat national sur ce sujet en est une bonne illustration : sur 1000€ prélevés trois postes de dépenses se hissent sur le podium de tête, la retraite (268€), l’assurance-maladie (191€) et l’éducation nationale (96€), soit plus de 55% des dépenses suivis ensuite par les allocations familiales (42€), les allocations chômage (35€) et les aides aux plus pauvres (22€, ce qui, au passage, n’en fait pas un « pognon de dingue », 39€ si on ajoute les allocations logement) ; en revanche, les fonctions régaliennes de l’État (défense, police, justice), qui étaient l’essentiel de ses fonctions au moment où les principes du consentement à l’impôt ont été posés, ne représentent plus que 60 € (dont seulement 4€ pour la justice, ce qui explique probablement son état sinistré) quand les coûts liés à l’ensemble des administration représentent 66 €, et ceux de notre système de représentation et de gouvernement 1€.

Ces prélèvements ont fortement augmenté, notamment au cours des « trente glorieuses », du fait de la croissance de la protection sociale, et de façon relativement indolore grace à la croissance puis à l’inflation : ils sont passés de 30,3 % du PIB en 1960 à 45,3 % en 2017, quand la dépense sociale passait de 14,3 % (1959) à 31,2 % (2018), faisant de la France le champion du monde pour ces deux indicateurs. Le poids de la protection sociale dans les prélèvements obligatoires est resté relativement indolore pour les salariés, mais il est perceptible par les indépendants ou par chacun de ceux qui ont eu à remplir un Cesu, et se traduit maintenant par une relative stagnation des salaires nets.

Aujourd’hui le système socio-fiscal fonctionne donc pour la plus grande partie comme une gigantesque pompe aspirante et refoulante, dont les coûts de fonctionnement sont relativement limités et où les fameux prélèvements alimentent, pour l’essentiel, une redistribution effectuée sous forme monétaire (retraites, allocations, …) ou sous forme de services (soins et éducation, principalement).

Il vaudrait donc mieux parler de consentement à la solidarité plutôt qu’à l’impôt ; mais il y a aussi une forme d’oxymore à parler de consentement concernant des contributions qui ont un caractère obligatoire : comme le dit classiquement la critique libérale, on ne consent pas à quelque chose qui est imposé, étymologie même du mot impôt, et que traduit bien également la notion de prélèvement obligatoire. Il serait donc plus juste de parler d’acceptabilité que de consentement. Acceptabilité de la solidarité, l’expression est moins belle que celle de consentement à l’impôt, mais surtout sur quoi peut-elle reposer.

On peut analyser cette question au regard de la grille proposé par l’économiste américain A.O. Hirshman, « exit, voice and loyalty » (défection, prise de parole, loyalisme). Théoriquement, s’agissant de l’impôt, les citoyens ne peuvent voter avec leur pied, en se soustrayant à l’obligation (donc en faisant défection) mais ils ont, dans une démocratie, la possibilité de donner de la voix, de prendre la parole, et c’est le sens de l’article 14 de notre Déclaration.

Normalement, car en fait la possibilité de sortir, « exit », existe, au moins pour certains. C’est l’exil fiscal, pour les plus riches. C’est aussi la possibilité de la fraude ou du moins l’abus des possibilités du système, pour tous ceux qui sont prêtes à transgresser les règles. Fraude ou abus du côté des cotisations, et l’on connait l’importance de la fraude fiscale et sociale dans notre pays, mais aussi fraude ou abus du côté des prestations de l’autre côté de la pompe. On peut d’ailleurs  penser que cette possibilité de se soustraire à l’obligation ait joué un rôle de soupape de la cocotte minute fiscale et que le fait que ce soit de plus en plus difficile du fait des progrès considérables faits en matière de lutte contre la fraude et contre les abus ait contribué à accroître la résistance à la pression fiscale.

Mais la voie normale concernant l’impôt, c’est de donner de la voix (« voice » dans la terminologie de Hirschman). Encore faut-il qu’elle puisse s’exprimer et qu’elle soit entendue, et c’est tout l’enjeu du grand débat sur ce sujet. A l’évidence, si l’on en juge par les reculs gouvernementaux sur la fiscalité environnementale, avec les bonnets rouges hier, ou les gilets jaunes aujourd’hui, qui ont fait tomber des dispositifs qui avaient été votés sans difficultés par le Parlement, la seule démocratie représentative ne garantit plus ce fameux « consentement à l’impôt » et il va bien falloir trouver des modes de délibération collective.

Mais la question principale finalement, si l’on revient à la grille d’Hirschman, c’est « loyalty », le loyalisme, notion plus complexe que les deux premières et qui repose sur une alchimie particulière. Peut-être ce loyalisme n’est-il rien d’autre que cette vertu introuvable que cherchait désespérément Robespierre.

L’analyse économique n’a pas suffisamment intégré le fait que plus de la moitié de l’économie ne se fait pas sur la base de l’échange marchand qui s’est substitué au « don » et au « contre-don » identifié par Marcel Mauss pour les économies primitives.

«La justice est la première vertu des institutions sociales» dit Rawls. Cette question de la loyauté vis à vis de la solidarité, et donc de sa légitimité, pose d’abord la question de la justice. C’est la question posée par la demande de rétablissement de l’ISF. Principe déjà posé par l’article 13 de la Déclaration : conformément à la devise républicaine, cette contribution « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. ». Le gouvernement, comme le Président, ont eu tord d’apporter une réponse technique à une question politique car derrière la demande de rétablissement de l’ISF, il y a d’abord une demande de justice fiscale (et sociale) : faire contribuer davantage les plus riches, qui sont aussi de plus en plus riches. A cette demande il peut y avoir d’autres réponses que le rétablissement de l’ISF, comme d’augmenter considérablement l’impôt sur les successions  les plus élevées, comme le propose Terra Nova, de façon à éviter d’aboutir à une « société d’héritiers », ou de mettre en place une tranche supplémentaire d’impôt sur le revenu, pour les revenus les plus élevés, comme l’avait proposé en son temps Thomas Piketti, proposition reprise par Laurent Berger et jugée « intéressante » par Emmanuelle Wargon, ce qui aurait aussi l’avantage d’avoir un effet désincitatif sur l’augmentation des plus hautes rémunérations, à condition, bien entendu, comme le font les américains d’obliger tous ceux qui ont la nationalité française, à payer leurs impôts en France. Mais la question de la justice fiscale doit s’apprécier sur l’ensemble du spectre des revenus, et intégrer l’ensemble des prélèvements comme de la redistribution, car l’injustice de proximité est parfois plus mal vécue encore : c’est ce qui m’avait conduit à proposer la mise en place d’une allocation sociale unique, pour rendre beaucoup plus équitable la redistribution. Malheureusement la création du revenu universel d’activité ne semble pas aller dans ce sens, en gardant la logique stigmatisante d’un minimum social.

La deuxième question à se poser est celle de la pertinence du prélèvement fiscal ou social. On le voit bien avec l’impôt sur le revenu, il n’est pas seulement un moyen de remplir les caisses de l’Etat, il contribue aussi à corriger, même insuffisamment, les inégalités de revenus, et, au travers des différentes déductions, d’orienter les comportements des contribuables, pour couvrir, en partie le coût des enfants avec le quotient familial, les inciter à donner aux associations ou à adhérer à un syndicat, déclarer l’emploi ménager avec le Cesu, investir dans les économies d’énergies, etc… D’ailleurs un des effets pervers de la suppression de l’ISF a été de diminuer considérablement les dons et legs aux associations. De façon générale l’impôt est un des outils majeurs des politiques publiques, que ce soit pour l’accès à des biens de première nécessité avec le taux réduit de TVA, comme moyen d’appliquer le principe « pollueur payeur » avec la fiscalité écologique, ou comme moyen de limiter les effets de l’économie casino, avec la taxe sur les transactions financière.

Mais la question essentielle c’est celle du lien de solidarité qui constitue le fondement du prélèvement : dans l’échange marchand, comme dans le mécanisme du don et du contre don, il y a un lien direct entre ce qui est donné, ou payé, et ce qui est reçu en échange. Ce lien disparaît, en tous cas est de plus en plus ténu dans le cas de la redistribution, d’où le sentiment généralisé de « ne pas en avoir pour son argent », ou qu’a contrario, les autres, en bénéficient davantage et souvent de façon indue. D’où l’obsession de la fraude, qui a atteint la plus grande partie de nos concitoyens.

Le mécanisme des cotisations sociales affectées à une branche de la Sécurité sociale avait pour objectif de maintenir ce lien entre cotisation et prestation. En fait il est devenu une fiction juridique, lui aussi, compte tenu du poids des prélèvements sociaux, et il me paraît d’autant plus difficile de le rétablir qu’il faisait peser l’effort de solidarité sur les seuls revenus d’activité, ce qui avait conduit Michel Rocard à créer la CSG qui pèse sur tous les revenus.

D’où l’enjeu de la transparence et du contrôle, aujourd’hui de l’évaluation, d’ailleurs posé, dans des termes qui mériteraient d’être modernisés, par l’article 15 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyens : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »).

Paris, 26 janvier-5 février 2019.

 

Addendum : 10 propositions pour recréer du lien fiscal et social.

  1. Prioriser le retour à l’équilibre des finances publiques avant d’engager la baisse des prélèvements obligatoires, car faire les deux en même temps oblige à faire un effort insoutenable pour les dépenses sociales.
  2. Profiter de cette périodes pour préparer et engager les réformes structurelles de la protection sociale qui permettront de rendre la croissance de ces dépenses soutenables (par exemple réforme du régime des retraites, réforme du système de santé)
  3. Mettre en place un programme complet de développement de la fiscalité écologique, avec affectation à un fonds de transition écologique, abondé le cas échéant par le budget de l’Etat
  4. Changer le mode de comptabilisation de la richesse nationale, de façon à intégrer la consommation nette de facteurs de production environnementaux.
  5. Mettre en place une taxation des transactions financières, pour lutter contre les effets indésirable d’une trop grande mobilité du capital.
  6. Fusionner l’impôt sur le revenu et la CSG
  7. Mettre en place une allocation sociale unique, qui constitue un impôt négatif, en continuité avec le nouvel impôt sur le revenu.
  8. Mettre en place une tranche supplémentaire du nouvel impôt su  le revenu, pour les très hauts revenus (ou plusieurs) et obliger tous les nationaux à payer leurs impôts en France.
  9. Taxer de façon beaucoup plus importante les successions, conformément à la proposition de Terra Nova.
  10. Engager une politique de convergence fiscale au niveau européen, en commençant les géants du net.

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