Sur le fil

Sur quelques idées reçues sur la fraude, les contrôles et l’accès au droit …. Et parce que, comme le non recours au droit, « La fraude nuit gravement à la solidarité » (3)

Le 29 octobre dernier, un tweet de la rédactrice en chef de « Le Média », Aude Rossigneux [1]dénonçait sous le hashtag #SalaudsDePauvres, une campagne des Caf contre la Fraude, en indiquant que l’argent consacré à cette campagne aurait été mieux utilisé à faire une campagne pour l’accès au droit. En fait, il s’agit d’une manipulation, la campagne concernée datant de 2011[2], et donc bien antérieure à la politique de lutte contre la fraude que j’ai développée dès mon arrivée. Quelques semaines auparavant, le 7 septembre, c’etait le Défenseur des droits, Jacques Toubon,  qui sortait un rapport qui, sous le titre «Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quel prix pour les droits des usagers ? »[3]  concluait au fait que les Caf assimilent trop souvent à des fraudes ce qui ne serait que des erreurs ou des oublis.

D’un autre côté, sous le titre accrocheur «  2 milliards d’Euros en 2016 : la fraude aux allocations Familiales en nette augmentation »[4]  Eric Verhargue avait répondu le 22 juillet à une interview dans Atlantico commentant le rapport de la Cour sur la certification des comptes de la Branche famille [5] et dénonçant notamment « l’absence de stratégie globale et déterminée en matière de lutte contre la fraude dans la branche famille » et soulignant le caractère « malicieux » de mes réponses sur le sujet. Dans une veine proche, le 25 octobre dernier, le Figaro « révélait » que 20 % des djihadistes originaires de France auraient été financés par les allocations, dans le cadre d’une fraude organisée.

Loin de moi, bien sûr, l’idée de nier l’existence de la fraude, ni qu’elle soit un problème grave, tout autant financier que de principe, comme je l’ai d’ailleurs exprimé plusieurs fois sur ce blogue[6]. A contrario, je n’exclue pas que, dans la pratique, certains, dans les caisses, aient parfois la main un peu lourde et confondent erreur et fraude, même si ce ne sont pas les consignes données au réseau, et j’ai d’ailleurs approuvé et commencé à mettre en pratique nombre de recommandations du Défenseur des droits.

Je pourrais donc considérer que j’ai, avec la branche famille, trouvé un « juste milieu » entre la critique d’un laxisme excessif et celle d’une trop grande rigueur et donc renvoyer dos à dos ces critiques opposées. En fait, comme j’ai eu aussi l’occasion déjà de l’exprimer sur ce blogue, la situation est plus complexe, et au moment de quitter mes fonctions de directeur général de la Cnaf, je profite de ces différentes critiques contradictoires  pour, comme je l’avais fait en février lors d’un point d’information Tetris[7], revenir sur quelques idées reçues sur un sujet, particulièrement sensible, et qui a constitué une des priorités de mon action à la tête de la branche Famille et par là même un de mes « motifs de  fierté »[8] partagé avec l’ensemble des acteurs de la Branche.

Sur quelques idées reçues sur la fraude, les contrôles et l’accès au droit ….

et parce que, comme le non recours au droit,

La fraude nuit gravement à la solidarité

J’ai fait en effet du contrôle de versement des prestations, comme d’ailleurs de l’accès au droit[9], une de mes priorités depuis quatre ans à la Cnaf, mais la lutte contre la fraude n’en est qu’un des aspects, qui a été le plus commenté, aux prix de quelques simplifications révélatrices souvent des idéologies sous-jacentes aux critiques.

 

1) Y’a-t-il-eu, comme l’affirme Eric Verharghe, deux milliards d’Euro de Fraude en 2016 ? Non, et en tous cas ce n’est pas le montant de la fraude non récupérée.

En fait ce chiffre est issu du rapport de la Cour des comptes sur la certification des comptes pour 2016[10] et vise les prestations versées en 2015 (et non en 2016). Comme l’indique la Cour, il s’agit d’une estimation faite par la Cnaf, à partir d’une analyse complète d’un échantillon de plus de 7000 allocataires sur lesquels nous procédons à un contrôle complet que nous effectuons désormais chaque année. Cette enquête porte sur les prestations versées en 2015 (et donc la comparaison doit être faite avec 2014). D‘où viennent les 2 milliards? En fait s’agissant d’une estimation faite sur un échantillon celle-ci est de 1,8 Mds d’Euros et non de 2, mais nous calculons un « intervalle de confiance » qui situe le montant de la fraude estimé à un montant compris entre 1,55 et 2,05 milliards (pourquoi prendre  la fourchette haute sauf pour grossir le trait), contre 1,25 et 1,72 milliards en 2014 : on voit que les deux intervalles de confiance se recouvrent, il est donc possible, même si c’est peu probable, que la fraude n’ai pas augmenté entre 2014 en 2015. Mais ce n’est que quand nous aurons des séries plus longues et plus de recul que nous pourrons connaître de façon plus précise l’évolution réelle et l’impact de la politique développée depuis 2013, et qui avait aussi, dans mon esprit, un objectif dissuasif.

Par ailleurs, il est normal que le montant de la fraude augmente avec le montant des prestations versées. En outre la fraude porte davantage sur les prestations versées sous conditions de ressources, et sur celles-ci davantage sur celles reposant sur des déclarations, (par exemple le RSA), que celles pour lesquelles la base ressource est récupérée automatiquement (par exemple les allocations logement, mais il s’agit dans ce cas du revenu de l’année n-2), et la part de ces allocations dans le total des prestations versées a augmenté. Si on neutralise ces deux effets l’augmentation apparente de la fraude passe de +22% à +14%. Ce qui, si ces chiffres sont confirmés, est évidemment beaucoup trop, mais relativise cette augmentation.

Mais surtout il faut bien comprendre qu’il s’agit que de la fraude estimée au moment où les prestations sont versées, et pas des indus frauduleux non récupérés. Sur ce montant, nous avons récupéré, en 2015, 247,8  millions d’Euros d’indus qui ont pu être qualifiés de frauduleux (et  275 millions en 2016), et surtout, une grande partie des indus de 2015, frauduleux ou non, pourront être identifiés et récupérés, sans pour autant être qualifiés pour ceux qui le sont, de frauduleux. Deux ans après, quand nous estimons, sauf exception, que les indus ne sont plus récupérables[11], c’est-à-dire à la fin de cette année, ce sont près de 60 % des quelques 5,1 milliards d’indus estimés en 2015 (dont les 1,8 frauduleux) qui auront été heureusement récupérés.

Ce qui est vrai en revanche, et ce sont des travaux récents qui n’ont pas encore été publiés, c’est que nous récupérons moins bien les indus frauduleux que les autres indus ; le total des indus frauduleux non récupérés au bout de deux ans est probablement de l’ordre de 1Mds d’Euros, voire un peu supérieur, ce qui est  beaucoup trop encore, mais moitié moins que le chiffre avancé par Eric Verhaeghe.

Il reste néanmoins important, y compris du point de vue des finances publiques, de renforcer la lutte contre la fraude. A cet égard, j’ai expliqué à la Cour des comptes, ainsi qu’aux autorités de tutelle, qu’en termes économiques, il serait plus intéressant, plutôt que d’utiliser les gains de productivité pour diminuer les emplois dans les caisses, de reconvertir, au moins pendant une période transitoire, une partie des techniciens en contrôleurs : en effet, grâce aux méthodes de ciblage, un contrôle sur place, et permet de récupérer en moyenne un indu de 2000 Euros alors qu’il coute moins de 500 euros. Il est donc économiquement rationnel d’augmenter le nombre de contrôles, et donc de contrôleurs, jusqu’à ce que le rendement des contrôles soit égal à leur coût, ce qui aurait en outre l’avantage de rendre plus visibles les contrôles pour la population, et donc d’en augmenter l’effet dissuasif.

 

2) Y a-t-il pour autant une « sophistication grandissante des techniques de fraude » comme l’indique également Eric Verhaeghe. Non, les fraudes aux allocations familiales et sociales sont le plus souvent des petites fraudes, ce qu’on pourrait appeler des fraudes ordinaires.

L’immense majorité des fraudes est constituée en effet par des « oublis volontaires » de déclarations de ressources (75,5%) et dans une moindre mesure de « situations maritales », non déclarées (16,5%). Les fraudes organisées (avec faux et usage de faux, escroquerie, notamment) représentent, elles, moins de 10% des fraudes et leur proportion n’augmente pas, voire semble diminuer (9% en 2015, 8% en 2016)

Ces fraudes particulièrement graves font l’objet de poursuites pénales, de façon à ne pas limiter leurs conséquences à une simple sanction administrative et nous avons renforcé nos actions devant le juge de façon à ce que les condamnations soient exemplaires (et nous appliquons désormais la prescription de 12 ans à ces fraudes).

En revanche j’ai obtenu que les fraudes ordinaires ne fassent plus l’objet de poursuites pénales (en dessous d’un certain montant), car elles étaient trop souvent classées « sans suite », alors qu’elles font l’objet d’une sanction administrative dans 99% des cas quand elles sont traitées par les directions des caisses, même s’il s’agit dans un cas sur trois d’un simple avertissement (que la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 devrait d’ailleurs, à ma demande, considérer comme une sanction).

 

3) A contrario, y’a-t-il assimilation de « l’erreur et l’oubli à la Fraude » comme l’affirme le Défenseur des droits dans son rapport ? Non plus, sauf (ce qui peut bien sur arriver) erreur d’appréciation de la part de la Caf.

Normalement les Caf appliquent  des directives qui visent à vérifier le caractère frauduleux de l’indu et ce sur la base d’un faisceau d’indices  qui s’appuie bien sûr sur le caractère répété de l’indu, mais permettent aussi de vérifier l’intentionnalité. La notion de « fraude involontaire » utilisée malencontreusement dans une réponse ministérielle (« par méconnaissance des règles de leur complexité »)[12] est donc un oxymore qui n’a pas sa place dans la pratique des caisses et j’ai indiqué au gouvernement issu des urnes en juin que nous appliquions déjà «  le droit à l’erreur » inscrit au programme du candidat Emmanuel Macron.

Ce « droit à l’erreur » est garanti par les procédés du contrôle, notamment au travers de la formation des contrôleurs (et qui se traduit par la délivrance d’un certificat de qualification et d’un agrément  par le directeur général de la Cnaf et sont assermentés), au travers de la charte du contrôle[13]  sur place, ainsi que par le fait que la fraude est qualifiée de façon collégiale par une commission administrative dans chaque Caf, et enfin par le respect des droits de la défense et le caractère contradictoire de la procédure. En cas de doute, celui-ci profite donc à l’allocataire, et l’indu est considéré comme non frauduleux. La qualification de fraude entraine non seulement le remboursement de l’indu (comme pour tout indu), mais aussi une sanction, qui est souvent (dans plus de 30% des cas) un simple avertissement, donc sans conséquence financière autre que le remboursement de l’indu. En revanche elle interdit à la Caf d’abandonner la créance, et peut donc mettre certains allocataires qui ont accumulé des indus importants dans des situations difficiles pour les rembourser, alors que certaines de ces fraudes peuvent aussi être ce que j’ai parfois appelé des « fraudes de survie ». C’est la raison pour laquelle j’ai proposé au gouvernement de mettre en place dans le cadre du projet de loi « droit à l’erreur » (devenu le « projet loi pour un Etat au service d’une société de confiance ») un dispositif « d’amnistie sociale », pour permettre à ceux qui signalent leur erreur, qu’elle ait été volontaire ou non, de la considérer, a priori, comme non frauduleuse, de façon, non seulement, à ne pas sanctionner cette erreur, mais à adapter le plan de récupération aux capacités à rembourser les indus cumulés.

Il faut d’ailleurs redire que la plupart des indus (65%) sont involontaires, et donc non frauduleux. Dans certaines de ces situations, l’application de la législation peut mettre l’allocataire dans des situations dramatiques. C’est ce qui s’était passé dans le cas d’Emilie Loridan dans le Nord[14] où la combinaison des règles nationales et transfrontalières conduisait à constater une indu sur l’Allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH), car la prestation aurait dû être versée par la Belgique, et un indu sur le RSA, car la prestation belge est intégrée dans la base de calcul du RSA, contrairement à l’AEEH, ce qui conduisait à une diminution du RSA. Dans cette situation dramatique, j’avais vérifié que la Caf avait correctement appliqué la législation[15], et avec humanité, en attendant que la prestation soit versée en Belgique, avant de récupérer l’indu en France. Mais on peut aussi penser que le sentiment d’être dans une impasse a pu contribuer au geste dramatique d’Emilie.

C’est ce type de situation, où l’application du droit conduit à des impasses pour les allocataires qui m’ont conduit à proposer aussi l’institution d’un médiateur indépendant, qui puisse, dans ce type de situation, faire à la caisse des recommandations en équité, donc qui respectent l’esprit de la réglementation, mais pas nécessairement sa lettre, (comme je l’avais fait à la MSA il y a une quinzaine d’année), dont le principe a d’ailleurs été accepté par le CA de la Caisse Nationale et auquel j’ai proposé de donner une base législative dans le cadre de la loi sur le « droit à l’erreur ».

 

4) Cible-t-on les pauvres et les étrangers, comme le laissent entendre Aude Rossigneux pour les uns, et le Défenseur des droits pour les autres ? Non, et le datamining qui permet de cibler de façon efficace les contrôles, n’est pas du profilage.

Les techniques de ciblage reposent sur le « datamining », qui n’est, en aucun cas une forme de « profilage ». Ce point est parfois difficile à comprendre et donc à expliquer, car ces techniques reposent sur un modèle probabiliste, et en aucun cas sur un modèle explicatif, ni encore moins, déterministe, modèle qui hélas structure notre « sociologie commune », celle de l’opinion publique mais aussi, des journalistes et même parfois des responsables publics[16]. « La machine » (l’ordinateur) ne dit pas plus qui est fraudeur, qu’elle ne définit un profil type du (des) fraudeur(s). Elle se limite à définir des critères de tirage qui permettent d’augmenter la probabilité de détecter une fraude, et ce en testant des centaines de  critères sur la base de méthodes statistiques adaptées aux « big data ».

Il y a quelques années, quand j’ai lancé le premier plan de contrôle sur les arrêts de travail, à la Cnamts, j’avais volontairement ciblé les gros prescripteurs, sur la base d’une expérimentation (« Contrôler autrement ») qui avait été lancée par mon prédécesseur, Gilles Johannet. Cela ne voulait pas dire, ni que les gros prescripteurs étaient tous des médecins prescrivant de faux arrêts de travail, ni que les autres ne se laissaient pas parfois aller à prescrire des arrêts de travail de complaisance. En revanche la probabilité de contrôler des mauvais prescripteurs dans cette population était beaucoup plus importante que si nous avions fait un contrôle aléatoire sur l’ensemble des médecins, et l’effet a d’ailleurs été immédiat et impressionnant : trois mois après le lancement du plan, la courbe de prescription des arrêts de travail s’inversait. J’en ai aussi déduit au passage que sur ce type de problème, une campagne de contrôle ciblée par le « bouche à oreille », un impact sans commune mesure avec une campagne de communication, comme je le développe dans le point 9.

La technique de datamining utilisée par la Branche famille permet de cibler les contrôles non sur un seul critère, comme dans le cas des médecins prescripteurs d’un arrêt de travail, mais sur une batterie de critères, choisis à partir de l’analyse de centaines de critères, dont on vérifie par des méthodes d’analyse statistiques, la pertinence ou non pour cibler les contrôles. Et j’ai eu le plaisir, là aussi, de trouver en arrivant en 2013 un outil qui avait été mis au point à partir d’expérimentations conduites dans la branche par mon prédécesseur, Hervé Drouet. Depuis ces techniques ont été reprises par les autres acteurs de la lutte contre la fraude, et généralisées à la demande du Comité national de lutte contre la fraude.

Beaucoup de ces critères sont comportementaux et il faut y voir non une cause, mais une conséquence, du comportement frauduleux : comme dans le cas des gros prescripteurs en arrêt de travail, cette caractéristique est la conséquence (probabiliste) d’un comportement abusif, et non la cause.

C’est ce que nous avons pu vérifier avec le critère dit de « nationalité », recommandant notamment de « cibler et qui avait été introduit en 2012 et que j’ai supprimé de nos critères dès 2014, quand la Cour des comptes m’en a signalé l’existence à l’occasion de ses investigations pour la certification des comptes de la branche, et ce non seulement pour des raisons de principe éthiques et de risque d’image (ce sur quoi la Cour avait attiré mon attention), mais aussi parce que ce critère n’était en aucun cas significatif. Autrement dit, les étrangers, notamment les ressortissants hors Union européenne, ne fraudent pas plus que les allocataires de nationalité française[17].

Il est vrai en revanche que les bénéficiaires du RSA sont plus ciblés par le « datamining »[18]. Mais cela ne signifie pas pour autant que les pauvres sont plus fraudeurs : d’une part le modèle de datamining ne cible pas les fraudeurs, mais les indus (et tous les indus ne sont pas frauduleux, loin s’en faut) mais surtout la prestation repose sur des déclarations alors que ces prestations destinées aux ménages à plus forts revenus (allocation de base, prestations familiales et dans une certaine mesure, allocations logement) sont liquidées sur la base de données obtenues automatiquement (état civil, administration des impôts). Ici encore, il ne faut pas confondre la conséquence (« la fraude est plus fréquente sur ces prestations que sur les autres, » ce qui est vrai) et la cause (« les pauvres frauderaient plus que les autres », ce qui est faux).

 

5) Est-ce que, a contrario, la branche finance le djihadisme, comme l’a suggéré récemment le Figaro ? Non, bien sûr, et nous avons renforcé dès 2014 les dispositifs nous permettant d’éviter de continuer à payer les allocataires ayant rejoint Daesh.

J’ai été alerté, dès 2014, sur le fait que certains allocataires qui avaient rejoint Daesh continuaient à toucher les prestations, et y étaient d’ailleurs incités par l’autoproclamé « Etat islamique », ce qui lui évitait de leur payer une solde. J’ai été amené à répondre, à huis clos et sous serment, à une commission d’enquête sénatoriale en février 2015[19], où j’ai expliqué le dispositif que nous avions mis en place pour suspendre les prestations des allocataires dès que nous avions connaissance, grâce à un dispositif d’échange d’informations confidentielles avec la DGSI, de leur départ à l’étranger et ce justement, au titre de la lutte contre la fraude (puisque les prestations sont soumises à une condition de résidence). Et nous avons appliqué depuis les préconisations du rapport sénatorial.

 

6) Est-ce que la Branche a refusé de développer une stratégie globale (ce que lui reprocherait la Cour des comptes dans son rapport, comme le laisse également entendre Eric Verhaeghe) ? Non, au contraire, même s’il est vrai que la stratégie actuelle atteint ses limites, et qu’il faut qu’une nouvelle stratégie prenne rapidement le relai.

Si l’action que j’ai conduite depuis quatre ans n’a pas encore totalement atteint ses objectifs, on ne peut que constater, contrairement à ce qu’affirme Eric Verhaeghe, que la branche Famille est « de plus en plus efficace dans la lutte contre la fraude», et c’est probablement la raison pour laquelle les saisines du défenseur des droits augmentent. D’ailleurs la Cour ne reproche pas à la Branche de ne pas avoir développé de stratégie globale de contrôle (et non uniquement de lutte contre la fraude) mais se contente, dans ses observations, de mettre en évidence le chemin qui reste à faire pour qu’elle soit encore plus efficace.

Un seul exemple, le montant de la fraude détectée a plus que doublé depuis 2012 pour passer de 120 millions d’Euros à 275 millions d’Euros en 2016 (et normalement 310 millions en 2017), c’est-à-dire bien plus vite que le montant des prestations versées, ou que la fraude estimée. En revanche on assiste à un ralentissement de cette augmentation[20] qui montre que le modèle est entré, toutes choses égales par ailleurs, dans la « zone des rendements décroissants ». A modèle constant, il reste encore possible d’augmenter son efficacité, en améliorant encore le ciblage des contrôles par le datamining, en récupérant d’autres données de paiement pour faire des contrôles sur pièces, et surtout, comme indiqué plus haut, en augmentant le nombre de contrôles sur place, les plus efficaces, mais ce qui nécessite d’augmenter le nombre de contrôleurs.

Au demeurant, il apparait nécessaire, et aujourd’hui possible, de changer de modèle, en passant d’une stratégie basée principalement sur le contrôle, à une stratégie basée sur la sécurisation des données, et c’est surtout ce point que souligne la Cour des comptes. Et cela sera rapidement possible grâce à l’acquisition des données, notamment de revenu, auprès du payeur : l’employeur pour les salaires avec la déclaration sociale nominative (DSN), mais aussi Pôle emploi pour les allocations chômage, l’Assurance maladie pour les indemnités journalières, les régimes de retraite pour les pensions, les Urssaf pour d’autres sources de revenus, comme ceux des auto-entrepreneurs, les banques pour les revenus mobiliers, etc…. Cela suppose la mise en place d’un système d’échanges généralisés, comme ont su le faire nos voisins belges depuis plus de vingt ans avec la Banque carrefour de la Sécurité sociale[21]  tout cela bien sûr dans le respect de la vie privée et de la législation relative à l’informatique et aux libertés.

 

7) Est-ce que la fraude est la conséquence cette complexité, comme l’indique aussi Eric Verhaeghe ? Oui, en partie, mais elle est inévitable ; et non parce que demain le numérique permettra de réduire cette complexité.

Il est clair que l’attribution automatique d’une prestation permet d’éviter une grande partie des risques de fraude. Tel est le cas du revenu universel  tel qu’envisagé par certains, puisque seule la condition de résidence (ou de nationalité pour d’autres) conduit à son versement. Tel est le cas de toute prestation forfaitaire, versée sans conditions de ressources ou plus généralement en fonction de la situation des allocataires, comme c’était le cas pour les allocations familiales avant la modulation. Mais cela ne va pas dans le sens d’une adaptation des prestations à la situation de chaque allocataire, peut en conséquence choquer un sentiment de justice assez répandu[22], et est par ailleurs extrêmement couteux pour les finances publiques.

En revanche si l’on veut ajuster au maximum les prestations à des objectifs sociaux (filet de sécurité) et économiques (reprise d’activité, où « activation », pour reprendre l’intuition du RSA) tout en évitant les effets d’aubaine (payer des prestations à des personnes qui n’en ont pas besoin[23]), il est inévitable d’introduire des critères d’attribution multiples, comme nous l’avons fait pour la prime d’activité, le numérique permettant d’internaliser cette complexité pour nombre d’allocataires[24].

Il faut également éviter que les prestations soient attribuées à des allocataires qui n’en ont plus besoin : en effet, nombre de prestations, notamment les allocations logement, sont calculées sur la base du revenu fiscal, donc avec un recul de près de deux ans ; quand la situation change à la baisse, comme par exemple en cas de chômage ou de fins de droit, on applique alors, dans un cas un abattement, ou dans l’autre, une neutralisation, ce qui n’est pas le cas quand la situation, ce qui  heureusement arrive, s’améliore ; cette asymétrie a un coût pour les finances publiques, que nous avons chiffré à plus d’un milliard d’Euros pour les allocations logement (17).

La situation était la même pour la prime pour l’emploi, versée sur la base du revenu fiscal de l’année précédent, et qui pouvait donc être versée à des personnes qui n’en avait plus (ou pas) besoin (comme par exemple des étudiants ayant trouvé un travail dès la sortie de leurs études, pendant les deux derniers mois de l’année précédente) sans la verser à certains de ceux à qui elle était destinée, parce qu’ayant repris une activité au cours de l’année en cours, et qui ne la touchaient que l’année suivante. Cet effet non désiré a été éliminé avec la prime d’activité, puisqu’elle est attribuée sur la base du revenu du trimestre précédent, et donc recalculée tous les trois mois, et ce sans que le recours au droit soit dégradé, puisque nous sommes passés, en un an, d’un taux de recours de moins d’un tiers pour le RSA activité (ancêtre de la prime d’activité) à plus de 70 % pour la prime d’activité.

Cette simplification repose sur un système numérique composé de trois modules et (qui devra être complété par un quatrième) : un simulateur, qui permet de faire la pédagogie de la prestation et dont le succès a été immédiat, une procédure de télé-déclaration simple, que nous avons mise au point avec  des usagers et avec les associations de solidarité et qui participe aussi d’une stratégie d’inclusion numérique, et enfin, un dispositif dit de « liquidation automatique », qui permet un traitement plus rapide des dossiers, comme d’ailleurs des gains de productivité et donc des économies sur la gestion du service public[25].

La mise en place d’un système de pré-renseignement des déclarations trimestrielles de ressources, en s’inspirant de l’expérience belge comme indiqué ci-dessus, permettra à la fois de sécuriser (cf le point précédent) mais aussi de simplifier considérablement ces télé-déclarations, comme c’est le cas aujourd’hui pour les déclarations d’impôts. Et un de mes rares regrets au moment de partir sera de n’avoir pu aller jusqu’au bout de cette démarche, que j’avais annoncée en arrivant, il y a quatre ans.

 

8) Est-ce que la branche a donné la priorité à la lutte contre la fraude contre l’accès au droit, comme le suggère Aude Rossigneux ? Non, au contraire, car les deux relèvent d’une même stratégie de défense et de promotion de la solidarité et utilisent des outils identiques.

C’est ce que j’ai eu l’occasion de présenter à plusieurs reprises sur ce blogue : l’accès au droit, comme la lutte contre la fraude, sont des politiques qui participent du consentement à la solidarité somme c’est aujourd’hui communément admis[26]. Il est d’ailleurs notable que les études d’opinion montrent une forte demande de nos concitoyens pour le contrôle la lutte contre la fraude, comme d’ailleurs pour une attribution qui réponde à des critères de justice le plus ciblé possible[27].

Ces politiques ne passent pas, comme cela avait été tenté en 2011 pour la lutte contre la fraude, par des campagnes de communication relativement inefficaces (car le fraudeur, c’est toujours l’autre) et avec le risque de stigmatiser inutilement certains allocataires (les pauvres pour Aude Rossigneux aujourd’hui, les « français de souche » pour la « droite identitaire » à l’époque). Dans le cas de la lutte contre la fraude cette politique s’appuie sur le contrôle, des contrôles efficaces, parce que ciblés et reposant sur des échanges d’information avec les autres payeurs ou contrôleurs, mais aussi sur la pédagogie du contrôle (les campagnes que j’ai engagées cherchaient uniquement à faire savoir que, contrairement à une idée reçue, les Caf font des contrôles et que le fraudeur, quel qu’il soit, s’expose à des sanctions), ainsi que sur l’effet dissuasif du contrôle (ce qui suppose non seulement qu’on en parle mais que ces contrôles soient suffisamment fréquents pour être visibles de l’ensemble de la population).

Ces méthodes efficaces le sont également pour l’accès au droit, comme j’ai eu l’occasion de l’indiquer récemment sur Europe 1, en menant sur des campagnes de contacts individualisés, en ciblant ces contacts pour les propositions de rendez-vous des droits, en utilisant pour cela les mêmes techniques de « datamining » qui ont fait la preuve de leur efficacité pour des contrôles dans le cas de la lutte contre la fraude ou comment l’application du principe de modernité du service public  au service des principes d’égalités et de solidarité.

 

[1] https://twitter.com/ARossigneux/status/924966301877047296

[2] « Indignation autour d’une « vieille » campagne de la Caf contre la fraude », Samuel Laurent, 30 octobre 2017 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/30/indignation-autour-d-une-vieille-campagne-de-la-caf-contre-la-fraude_5207858_4355770.html

[3] Lutte contre la fraude aux prestations sociales à quel prix pour les droits des usagers. https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapportfraudessociales-v6-06.09.17_0.pdf

[4] Atlantico, 22 juillet 2017 2 milliards d’euros en 2016  la fraude aux allocations sociales en nette augmentation.pdf

[5] Certification des comptes du régime de sécurité sociale. Exercice 2016. 20170607-rapport-certification-securite-sociale.pdf]

[6] Voir sur ce blogue, les différents articles « La fraude nuit gravement à la solidarité »

[7] Dossier de presse Tetris https://www.caf.fr/sites/default/files/cnaf/Documents/DCom/Presse/Communiqu%C3%A9s%202016/PRESSE_TETRISNewsletter.pdf

[8] Voir sur ce blogue Quatre ans après….voire un peu plus, http://www.daniel-lenoir.fr/quatre-ans-apres-ou-un-peu-plus/]

[9] cf sur ce blogue « Favoriser l’accès au droit (en hommage à Dominique Baudis) »

[10] Certification des comptes du régime de sécurité sociale. Exercice 2016. 20170607-rapport-certification-securite-sociale.pdf

[11] Nous appliquons jusqu’à présent une prescription de trois ans, et nous devrions appliquer désormais une prescription de six ans. Mais les moyens de contrôle font qu’au-delà de deux ans la probabilité de détecter une fraude devient très faible. Comme indiquée ci-dessous, il faudrait pour cela augmenter le nombre de contrôles, et donc des contrôleurs.

[12] https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapportfraudessociales-v6-06.09.17_0.pdf

[13] https://www.caf.fr/sites/default/files/CharteControleSurPlace.pdf

[14]

[15] « Après le suicide d’Emilie Loridan, maman désespérée, la Caf du nord s’explique » [http://www.lavoixdunord.fr/region/apres-le-suicide-d-emilie-loridan-maman-desesperee-ia11b49726n3643188http%3A/www.lavoixdunord.fr/region/apres-le-suicide-d-emilie-loridan-maman-desesperee-ia11b49726n3643188

[16] Cf à ce propos l’excellent ouvrage de  Gérald Bronner et Etienne Géhin « Le danger sociologique » [PUF, octobre 2017]

[17] https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dnlf/dossier_de_presse_cnlf_2016_pdf.pdf,

[18]  https://www.caf.fr/sites/default/files/cnaf/Documents/Dser/essentiel/169%20Allocataires%20controles.pdf

[19] Cf le rapport de Jean Pierre Sueur « Filières « djihadistes » : pour une réponse globale et sans faiblesse. », ainsi que sa  synthèse » http://www.senat.fr/rap/r14-388/r14-388.html, ainsi que sa synthèse) [http://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/enquete/lutte-reseaux-djihadistes/4pagesCE-lutte-reseaux-djihadistes.pdf

[20]Cf le dossier de presse Tetris page 4 https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dnlf/CNAFDPControle.pdf

[21] [http://www.vocabulairepolitique.be/banque-carrefour-de-la-securite-sociale-bcss/]

[22] Cf rapport Credoc 2016, déjà citée http://www.credoc.fr/pdf/Rapp/R335.pdf

[23] Repris par Jacques Mézard dans «  le système des APL ne marche pas aujourd’hui, il faut le changer », Le Figaro http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2017/09/05/20002-20170905ARTFIG00335-jacques-mezard-le-systeme-des-apl-ne-marche-pas-aujourd-hui-il-faut-le-changer.php

[24] Voir sur ce blogue http://www.daniel-lenoir.fr/une-revolution-sociale-numerique-et-administrative/

[25] Voir sur ce blogue « Dégraissage ou modernisation ? »

[26] « Vos rapporteurs partagent totalement cette vision de la nécessité d’un effort conjoint sur l’accès au droit de la lutte contre la fraude » Sénat, 28 juin 2017 https://www.senat.fr/rap/r16-599/r16-5991.pdf

[27] Cf rapport Credoc 2016, déjà citée [http://www.credoc.fr/pdf/Rapp/R335.pdf]

« Il semble à vos rapporteurs qu’un second objectif, au moins aussi important, est de garantir, aux yeux de nos concitoyens, dans un contexte de tensions sur les ressources publiques, la légitimité des prestations sociales et de s’assurer qu’elles le sont bien à la bonne personne, au bon moment et pour le bon montant » Agnes Cenayer, Anne Emery-Dumas « Rapport d’intervention sur la lutte contre la fraude » Sénat, 28 juin 2017 https://www.senat.fr/rap/r16-599/r16-5991.pdf

 

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