Sur le fil

« J’étais, je suis, je serai ! » ou Le socialisme, une idée neuve en Europe (et dans le monde)

La lecture de trois livres parus en cette rentrée, celui de Pierre Rosanvallon, celui de Daniel Cohen, et celui de Raphael Glucksman, après ceux de Philippe Frémeaux et de Philippe Lemoine, sans parler de celui plus ancien de Gaël Brustier, ou, plus récent, d’Eloi Laurent, m’ont inspiré quelques réflexions sur l’avenir de la gauche, que pour ma part je continue à vouloir appeler socialiste : la gauche ne définit pas en elle-même un projet politique, mais un positionnement à un moment donné de l’histoire sur un axe unidimensionnel, forcément simplificateur, puisque le dispositif démocratique du scrutin fini par se résumer à des choix binaires ; ce pourquoi on ne peut réduire la démocratie aux seules élections et ce pourquoi aussi il faut toujours se poser la question de l’hégémonie pour imposer, par le débat et la réflexion, une vision et un projet pour la société ; ce pourquoi également, le socialisme reste une « idée neuve », en Europe et dans le monde, à condition bien sûr de le sortir de la gangue dans lequel l’ont enfermé cinquante ans de raidissement idéologique et de politique pragmatique.

J’étais, je suis, je serai !

Le socialisme, une idée neuve en Europe (et dans le monde)

« J’étais, je suis, je serai ! » : c’est ainsi, il y a bientôt un siècle, le 14 janvier 1919, que Rosa Luxemburg concluait son dernier article avant d’être exécutée sommairement le lendemain. Elle parlait de la Révolution, titre emblématique du livre projet du candidat Emmanuel Macron, mais un siècle plus tard, on peut aussi appliquer le propos au socialisme comme projet humaniste et démocratique : comme la valse, l’avenir de la gauche socialiste peut s’écrire à trois temps ; et en conjuguant trois regards : celui du politiste qui fut l’un des théoriciens de ce qu’on a appelé plus tard la deuxième gauche, Pierre Rosanvallon ; celui de l’économiste hétérodoxe, ni vraiment libéral, ni vraiment keynésien, ni vraiment marxiste, mais un peu tout cela à la fois et d’autres choses aussi, Daniel Cohen ; celui de l’essayiste un peu philosophe, et depuis peu leader politique, Glucksman, Raphael (pas André, bien sûr, mais son fils, le petit frère donc de la nouvelle philosophie).

J’étais … l’horizon de l’histoire

« Nous sommes tous les filles et les fils de Mai 68 » dit celui qui est né un peu plus de dix ans après. Ce à quoi lui répond, en écho, Daniel Cohen : « Pour les jeunes qui ont vingt ans aujourd’hui, Mai 68 est aussi éloigné dans l’espace-temps que pouvvait l’être l’armistice de 1918 pour leurs prédécesseurs, cinquante ans plus tôt. »

Pour autant, chacun des trois auteurs, chacun à sa façon, revient sur l’héritage soixante-huitard qui a fait couler tant d’encre et de salive, et heureusement, du moins en France, assez peu de sang. Cette « victoire de l’individu sur ce qui l’empêchait de penser, de vivre, de baiser » comme dit Glucksman. Daniel Cohen rappelle la coexistence de cette « critique artiste », qui dénonce, du moins à l’époque, la société de consommation, et d’une « critique sociale » qui dénonce l’exploitation ouvrière et la vie en usine.  Pierre Rosanvallon décrit bien le moment Gramscien des années soixante-dix, cette hégémonie idéologique de la gauche socialiste, qui malgré les dérives sectaires de l’extrême gauche maoïste ou trotskiste, a donné naissance à une pensée ouverte, marquée notamment par l’usage, peut-être immodéré, parfois récupéré, et aujourd’hui disparu, du concept d’autogestion qui a porté l’élargissement des préoccupations démocratiques à l’ensemble de la société, de l’entreprise à l’Etat.

Héritage ambigu au demeurant : « on attendait le socialisme, et c’est la crise qui est venue », pourrait-on dire. Une crise longue puisque contre les prédictions de l’économiste Kondratief, il y a un siècle, aux 25 « piteuses » auxquelles auraient du faire place  25 nouvelles « glorieuses » à partir de la fin des années quatre-vingt dix, auront bientôt succédé, du moins en France, 25 nouvelle « piteuses ».  Car comme le dit Daniel Cohen « Le problème est que la « crise » est devenu une manière ordinaire de fonctionnement du système. »

La crise économique d’abord, à laquelle la gauche socialiste n’a pas réellement su apporter de réponse, si bien qu’elle s’est trouvé démunie quand la victoire fut venue, appliquant les vielles recettes de la vulgate keynésienne, l’obligeant à se renier deux ans après, sans jamais assumer le tournant libéral pris alors et, surtout, sans transformer son projet économique en conséquence, restant ainsi à la remorque de la pensées néo-libérale. Si bien que, comme l’indique Philippe Frémeaux essayant de projeter L’après Macron« la modernisation libérale honteusement pratiquée hier par François Hollande (s’inscrivant en cela dans la lignée de François Mitterrand) est aujourd’hui assumée sans complexes par Emmanuel Macron, avec l’idée qu’elle est la seule voie possible pour tirer la France vers le haut. ».

La crise écologique ensuite, pourtant  annoncée dès 1974 par René Dumont, mais à laquelle, à quelques exceptions près, la gauche socialiste est restée sourde, trop marquée qu’elle était par sa culture productiviste : il était dfficile d’admettre que, d’une certaine façon,  Malthus avait raison contre Marx, du moins pour ce qui concerne le caractère limité des ressources naturelles.

La crise idéologique surtout, car cette longue crise de plus de trente ans a inversé la pente idéologique : au moment où la gauche accédait au pouvoir  avec le projet de « changer la vie » et donc de répondre aux  aspirations à l’émancipation qu’avait porté le mouvement de mai, la pente idéologique s’inversait et au moment où la gauche gagnait la bataille politique, elle reculait sur le terrain idéologique de l’hégémonie, au profit des idées néo-libérales (avant que celle-ci soit ensuite menacée par les idéologies populistes et identitaires).

« L’Histoire n’est pas écrite par des dieux. Elle ne connaît pas non plus de loi immanente infaillible. » dit à juste titre Glucksman. Mais si elle est écrite par les hommes, c’est parfois à leur insu, ou en rusant avec leurs  intentions : « ruses de l’histoire », « ces situations qui n’avaient pas été prévues ou se trouvaient l’aboutissement quasiment inverse de ceux attendus », comme le dit Marc Ferro dans un ouvrage récent.

Par une ruse de l’histoire, la gauche n’a pas vu monter l’individualisme que mai 68 avait, d’une certaine, façon libéré.

Par une ruse de l’histoire, la deuxième gauche a été le cheval de Troie du néo-libéralisme dans les chausses duquel François Mitterrand a glissé ses pieds, sans pour autant l’assumer, comme il l’avait fait pour la Constitution de la Vème République, qu’il avait pourtant l’un et l’autre critiqués de façon radicale.

Par une ruse de l’histoire les aspirations autogestionnaires, notamment la critique du taylorisme et de la parcellisation des tâches s’est retrouvée mise au service du néo capitalisme comme justification de nouvelles méthodes de management reposant sur un discours sur la responsabilisation des salariés, porteurs de nouvelles aliénations d’autant plus perverses qu’elles sont intériorisées.

Par une ruse de l’histoire, la fin de cette histoire  que devait annoncer une société réconciliée avec elle-même grâce au socialisme, a été récupérée par les néo-libéraux, voyant dans la chute de l’empire soviétique la victoire définitive des démocraties libérales. La gauche socialiste, notamment la deuxième du nom, qui s’était unie dans l’antitotalitarisme, a vu en même temps ce qui était un de ses principaux ciments, disparaitre par chaos technioque.

Au « moment Gramsci« , a ainsi succédé le « moment Guizot » : penseur libéral de la première moitié du XIXème siécle, ministre de Louis Philippe, l’auteur du célèbre « Enrichissez vous ! », et auquel Pierre Rosanvallon a d’ailleurs consacré sa thèse, au moment où il abandonnait le statut d’intellectuel organique de la deuxième gauche pour celui d’universitaire érudit, spectateur engagé certes, comme Raymond Aron, mais spectateur plus qu’acteur.

Je suis …. au fond de la piscine

« Je suis pessimiste par la raison et optimiste par la volonté » écrivait Antonio Gramsci dans sa prison. Et c’est vrai qu’il y a de quoi être pessimiste sur l’avenir de la gauche socialiste, première, deuxième ou même troisième du nom, si l’on considère que le social-libéralisme en est une nouvelle variante. Même si ses principaux hérauts, en parlant de « deux gauches irréconciliables », comme Manel Vals, ou en affirmant « je ne suis pas socialiste », comme Emmanuel Macron, peuvent en faire douter.

La première manifestation est politique bien sûr : l’émiettement de la gauche socialiste en est la traduction la plus immédiate et ne laisse pas espérer de débouché politique à court terme.

Mais le pire n’est peut-être pas là : tous les récits fondateurs du socialisme sont devenus mythologies, n’ayant plus qu’un rapport lointain  avec la réalité d’aujourd’hui, comme d’ailleurs avec la vérité historique.

Ainsi en est-il du compromis social-démocrate que la deuxième gauche n’a pas réellement réussi à installer : Pierre Rosanvallon raconte à ce sujet l’échec de la tentative des « Assises du socialisme », visant, avec la CFDT,  et le soutien d’une partie du PSU, à transformer le parti socialiste pour en faire l’instrument d’un travaillisme à la française. Paradoxe : la gauche socialiste française qui n’a jamais pu assumer son tournant social démocrate et ne s’en est pas donné les outils, porte le deuil du même compromis social-démocrate qui a plutôt été porté en France par la droite gestionnaire.

Au cœur de ce compromis désormais moribond, il y a l’institutionnalisation du syndicalisme, favorable à la gouvernabilité de la société comme le préconisait également Pierre Rosanvallon dans La question syndicale. Mais le syndicalisme est lui même affaibli, tiraillé entre son émiettement historique, le faible taux, également historique, de syndicalisation et ses responsabilités gestionnaires mal assumées par une partie de ses composantes, marqué qu’il est, comme une grande partie de la gauche, par sa culture tribunicienne plus que par celle du compromis.

Au cœur de ce compromis désormais contesté, La crise de l’Etat-providence, annoncée il y a près de quarante ans par Pierre Rosanvallon, et que, fondamentalement, la gauche socialiste n’a pas réussi à repenser,  alternant les postures conservatrices qui idéalisent le Sécu de 45 quand elle est dans l’opposition, et les mesures d’ajustement financier mal assumées quand elle est aux manettes.

A ce compromis social-démocrate jamais réellement assumé en France, on a opposé un nouveau compromis, social-libéral, celui-ci, souvent porté par certains des héritiers de la deuxième gauche et qui se révèle finalement un compromis impossible. Ce qui a fait dire à Gael Brustier : « Au sens gramscien, les élites socialistes furent les « intellectuels organiques » du néolibéralisme et entrainèrent leur électorat à devenir, malgré lui, un groupe auxiliaire du groupe dirigeant lié à l’économie financière. C’est finalement cela, le « social-libéralisme ». « 

De l’acceptation du « marché », comme élément essentiel des libertés économiques, on est passé, sous l’influence là encore des néo libéraux, à l’extension infini du marché comme moyen naturel d’organisation des relations entre les humains.

En réduisant la politique à des questions de « gouvernance »,  le néo-libéralisme et le social-libéralisme qui s’en inspire a renoué, comme le marxisme avant lui, avec l’utopie saint simonienne du « gouvernement des savants », des experts aujourd’hui, fussent-ils issus de la fameuse « société civile », et qui devait substituer l’« administration des choses au gouvernement des hommes », 

La porosité croissante entre cette fameuse « société civile », en réalité souvent la « société économique » et les responsabilités publiques, qu’elles soient politiques ou administratives, a conduit à la constitution d’une oligarchie politico-financière, qui constitue une forme de corruption, non pas tant au sens pénal, mais au sens politique, et contribue à une perte de confiance vis à vis du politique :« Pareille interpénétration des hautes sphères économiques et politiques, voilà ce que Machiavel nomme « corruption ». » 

Raphael Glucksman décrit bien l’état de délabrement de la société auquel a conduit le néolibéralisme qui a inspiré les politiques de droite, mais aussi de gauche depuis le début des années quatre vingt.

Le développement de l’individualisme a conduit à la solitude, avec ses corolaires, l’anxiété et à la perte de l’empathie. Les politiques néo-libérales, y compris dans leur version social-libérale, ont conduit à un développement sans précédent des inégalités. La relégation des populations les plus pauvres dans les nouveaux faubourgs de nos méga-métropoles à un archipel des ghettos qui constitue une sorte d’apartheid social et territorial, comme l’avait dit lui-même Manuel Vals.

Le paradoxe de l’individualisme c’est qu’il produit de la solitude et de l’anxiété mais aussi des moments d’agrégation de ces solitudes malheureuses, de coagulation temporaire des individus dans des mouvements sans lendemain et sans débouché politique. Le paradoxe c’est qu’il conduit à des recherches d’identités collectives qui peuvent être régressives.

Le paradoxe c’est que l’indivdualisme conduit au populisme, avec sa vision régressive de l’identité nationale, et avec sa vision patrimoniale de l’Etat providence.

« La crise, c’est quand le vieux est mort et que le neuf n’est pas encore né, et c’est dans cet interrègne que naissent tous les monstres » disait là encore Gramsci dans sa prison.

Au moment où la gauche socialiste le délaissait, Gramsci commençait à nourrir la pensée des refondateurs de la droite ; au moment où certains inventaient une nouvelle philosophie sans lendemain, d’autres inventaient une nouvelle droite qui se donnait clairement comme projet l’hégémonie idéologique sur la société.

La gauche socialiste, comme d’ailleurs la gauche libérale et son miroir de droite, n’ont pas vu la montée du populisme identitaire (pas plus d’ailleurs, mais nos trois auteurs en parlent peu que celui de la radicalisation islamiste, qui en est l’image inversée dans le miroir triste de nos sociétés individualistes). Comme le dit Daniel Cohen, plagiant les auteurs du manifeste du parti communiste : « un nouveau spectre est venu hanter l’occident : le populisme ».

Au « moment Guizot« , a succédé un moment « Maurras« , et ce n’est probablement pas un hasard si le porte de parole du gouvernement a repris, à son corps défendant paraît-il, son idée de « coupure entre le pays réel et le pays légal ». Un moment « Maurras » ou peut-être même un « moment Carl Schmitt« , du nom du penseur allemand du droit qui avait rejoint le parti nazi, et qui inspire aujourd’hui  nombre de critiques du libéralisme, de droite mais aussi de gauche.

 

Je serai … une idée neuve en Europe (et dans le monde)

« Le statu quo n’est plus tenable » dit à raison Raphael Glucksman. Il faut tout réinventer, mais tout réinventer ce n’est pas tout remplacer, et après avoir remplacé le socialisme humaniste par le néo-libéralisme, comme semble vouloir le faire Emmanuel Macron, remplacer le socialisme démocratique par le populisme, comme semble vouloir le faire de son côté Jean-Luc Mélenchon.

Et tout réinventer, c’est d’abord prendre en considération, même si c’est difficile, la complexité, d’ailleurs croissante,  du monde : « Le monde est « complexe » : la chose n’est pas nouvelle, mais elle est de plus en plus vraie. » Exercice difficile qui suppose de préférer la pédagogie de la complexité à la démagogie des raisonnements binaires et manichéens, ce qu’avait tenté, avec son fameux « en même temps », Emmanuel Macron ; à condition bien sûr qu’il s’agisse d’une pédagogie participative où le maître apprend autant des élèves que les élèves apprennent de lui.

Comme elle s’est confrontée à la révolution industrielle et à ses conséquences sociales, sur laquelle elle a construit l’essentiel de ses mythes au XIXème siècle, l’utopie socialiste doit aussi affronter les deux grandes questions auxquelles l’humanité est aujourd’hui confrontée et que Pierre Rosanvallon aborde assez peu, contrairement aux deux autres auteurs.

La première c’est la question environnementale, l’avenir de la planète, non pas en tant que telle (sauf accident météoritique la terre ne disparaîtra pas avant quelques milliards d’années), mais comme habitat commun de l’humanité. Car même si l’écologie politique s’est le plus souvent située à gauche, la gauche socialiste a des problèmes avec l’écologie politique ; et la conversion récente de la plus grande partie de ses leaders ne doit pas faire illusion : l’écologie politique n’a pas été intégrée dans la vision socialiste du monde, mais continue à fonctionner comme un supplément de vert dans les discours électoraux, et, parfois, dans les politiques publiques. Il faut dire qu’il y a peu de chose dans la tradition socialiste sur l’écologie politique, et qu’il faut donc l’intégrer dans une nouvelle vision du socialisme.

Pourtant il y a de bonnes raisons pour penser que la réponse à l’enjeu environnemental soit nécessairement socialiste : elle impose en effet de considérer l’environnement non pas seulement comme victime d’externalités négatives (ce qui fonde la fiscalité écologique) mais aussi comme un « bien commun », comme l’explique Eloi Laurent et donc de le gérer comme tel, c’est à dire de façon collective ou plutôt coopérative, ou même communautaire.

La deuxième c’est la question numérique. Le socialisme doit se décliner à l’heure des réseaux sociaux et non plus à l’heure des préaux comme au temps de Jean Jaurès. Mais là encore l’histoire a rusé : internet, conjonction d’un projet militaire et des aspirations libertaires des hippies, annonçait l’émancipation ; on a la numérisation bien sûr, mais avec ses corolaires d’hypersolitude et d’hyper contrôle social. Internet donne naissance à une sorte de néo-égotisme, où l’homme Narcisse se contemple dans le miroir des réseaux sociaux et qui pousse à son paroxysme l’individualisme au moment où le village global,  ce village où tout le monde est voisin de tout le monde, est devenu planétaire et où la rumeur des fausses nouvelles et de son cortège de violences primitives se propagent à la vitesse de la lumière et où big brother est partout.

Mais telle la langue d’Esope, le numérique peut être la pire ou la meilleure des choses. La pire quand l’homo digitalis décrit par Daniel Cohen devient l’aboutissement de l’homo economicus des néo-libéraux. La pire quand le numérique ne laisse plus qu’une place marginale à un travail humain qui soit aussi un moyen d’émancipation. La meilleure quand la puissance de l’outil permet à l’homo digitalis de redevenir un citoyen qui communique avec les autres citoyens du monde entier. La meilleure quand la machine informatique libère le travail humain de taches répétitive et sans intérêt et augmente la puissance de l’intelligence humaine pour résoudre des problèmes qu’elle ne pouvait résoudre jusqu’à présent.

Là aussi il y a de bonnes raisons de penser que la question numérique ne peut trouver de réponse satisfaisante que dans un cadre socialiste. Qu’on se souvienne de l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946, d’inspiration socialiste : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.« . Bien sûr, même si les réseaux ont acquis, comme c’est le cas de Facebook, le caractère d’un quasi monopole, voir d’un service public (ou du moins d’intérêt général, pour prendre un vocable plus moderne), il ont une dimension internationale, et il n’est pas envisageable de les nationaliser : en revanche l’application de ce principe devrait conduire à imaginer non seulement des modes de contrôle ou de régulation mais une réelle gestion collective, commune, disons coopérative, de ces services.

Autrement dit le numérique, comme l’environnement, ouvre le champ d’une nouvelle économie publique, qui redonne du sens non seulement à une régulation du secteur, comme vient de le faire l’Union européenne avec le règlement général pour la protection des données, mais aussi à des modes de gestion publics et/ou coopératifs ; mais c’est une économie publique à l’échelle mondiale qu’il faut imaginer, une économie publique  où une Union européenne repensée pourrait jouer un rôle déterminant.

Une nouvelle économie, pas seulement publique, qui conduise aussi à repenser les modes d’échange, notamment la place des marchés, pour éviter que toute chose ne devienne marchandise, y compris les données personnelles, en redonnant du sens à la gratuité. Une nouvelle économie qui redonne du sens au principe coopératif, renouant ainsi avec l’inspiration autogestionnaire de l’après  68. Une nouvelle économie qui repense la croissance et donc son mode de calcul, de façon à réellement intégrer l’environnement dans le calcul économique, et de ne pas le considérer uniquement comme un supplément d’attention passager pour les générations futures. Une nouvelle économie qui repense l’Etat-providence, et ses fondements, et ne se contente pas seulement d’en faire évoluer les techniques.

Sur l’ensemble de ces sujets, nos trois auteurs ne sont pas très diserts, sauf sur le dernier , pour lequel tant Daniel Cohen que Raphael Glucksman préconisent la mise en place d’un revenu universel, sans pour autant en penser toutes les conséquences pour l’organisation du système de solidarité.

Mais la gauche socialiste ne doit pas seulement refonder sa pensée économique, elle doit aussi réinventer ses principes fondateurs.

Et d’abord la République : le socialisme, « la sociale » comme on disait, c’est d’abord la République. Et pas d’abord comme régime politique, mais comme l’expression de ce bien commune (Res publica)que nous partageons avec nos concitoyens. « La République est aux yeux des révolutionnaires la tentative de relier les hommes à quelque chose qui les dépasse et les oblige, les institue comme peuple et les transcende : une « religion civile » selon les termes de Machiavel. ». Avec sa devise, comme un trépied « Liberté, égalité, fraternité ».

Il faut assumer que l’idée républicaine doit être étendue au delà de la nation à l’échelle de l’Europe, comme le dit Glucksman (« Nous assumons donc l’horizon d’une république européenne. »), mais aussi à terme à l’échelle mondiale et ce n’est pas parceque nous sommes en période de reflux des idées républicaines à l’échelle mondiale qu’il faut nous replier sur nous. L’occasion nous en est donnée avec les soixante dix ans de la déclaration universelle des droits de l’homme, qui ont donné une dimension internationale au triptique républicain.

Le socialisme, c’est aussi la démocratie, contre les oligarchies de tout poil, notamment financières, mais aussi contre le gouvernement des savants et des sachants. « Pour soigner la crise de la démocratie par la démocratie », seule façon de combatre le populisme sur son propre terrain, RG cite Jo Spiegel qui veut, dans on village alsacien « réconcilier la Répulique -la quête du bien commun- et la démocratie -la manière dont nous menons cette quête ».

Le socialisme est indissociable du mouvement social, il a été l’avant garde du parti du mouvement. Aujourd’hui c’est le populisme qui incarne le mouvement social, même si c’est un mouvement régressif. Pour aller de l’avant il faut se projeter dans l’avenir : avant d’être un projet politique, le socialisme c’est d’abord une utopie, qui s’inscrit dans une mystique.

On ne dira jamais assez le mal qu’a fait Marx à l’idéal socialiste en rejetant dans les poubelles de l’histoire la pensée utopique. Le socialisme est né dans l’utopie, et s’il a failli mourir c’est hier du totalitarisme, aujourd’hui du réalisme. Philippe Lemoine a rappelé dans un ouvrage récent la part de rêve qui animait même le Lénine de « Que faire ? ». Vouloir réaliser ses rêves conduit au totalitarisme. Mais abandonner les rêves c’est se condamner au mieux à l’inaction, au pire au cynisme. Le rêve est comme l’horizon, inatteignable certes, mais qui donne le sens du mouvement, qui motive l’engagement, le désir d’être citoyen.

Ce rève c’est d’abord celui l’émanicpation. Celui des travailleurs hier, celui des humains aujourd’hui. Ce rêve c’est aussi celui d’une société où l’humanité est réconciliée avec elle-même. Ce rêve c’était celui du personnalisme, qui voulait dans la personne, conjuguer l’individu libre et responsable et la société, considéré comme une communauté humaine. Ce rève c’est celui aujourd’hui du convivialisme, porté par l’inspiration d’Ivan Illich.

Ce rève peut alimenter non pas une nouvelle mythologie, mais une nouvelle mystique du socialisme. Une mystique de l’humanisme intégral, de la personne libérée inerragissant avec ses semblables, au sein d’une société humaine et fraternelle, à l’échelle européenne et modiale. C’est à cette condition que l’utopie socialiste peut redevenir une alternative au néo-libéralisme, mais aussi aux populismes et aux radicalismes à qui il a donné naissance, et qui menacent aujourd’hui notre société.

Face au constat désabusé et que nous pourrions reprendre à notre compte un siècle plus tard du socialiste Péguy qui regrettait que  « Tout commence en mystique et finit en politique », essayons d’inverser les termes du constat et de redonner du sens à une politique socialiste, en en refaisant d’abord une mystique.

 

Paris, le 19 novembre 2018

 

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