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Pour une ré-orientation de la politique agricole (Voyage en France d’un agrologue)

J’ai signé avec plus de 50 acteurs du monde associatif et agricole et des universitaires la tribune parue dans le Monde le 5 février 2024 rédigée à l’initiative d’Agter et en lien avec des réflexions menées au sein de la Coalition Foncier et du Collectif Nourrir, en réponse à la crise du monde agricole et du projet de loi d’orientation agricole du gouvernement. 

Je l’ai signée parce que je partage, globalement, le diagnostic et nombre des pistes de solution. Je l’ai signée aussi parce que je crois qu’elle contribue au débat entre agriculture et société. Je l’ai signée, même si je suis dubitatif sur le présupposé implicite d’un modèle d’exploitation qui reste marquée par la référence paysanne et donc l’entreprise individuelle : j’aimerais, comme le fait le Tour de France agricole, qu’on réfléchisse au développement de modèles coopératifs pour gérer les entreprises agricoles et aussi qu’on n’oublie pas que la moitié de la population agricole est aujourd’hui constituée de salariés.

L’agriculture est en crise. La colère des agriculteurs révèle des situations de détresse et de souffrance d’origines diverses et variées tant le monde agricole est hétérogène, que ce soit du point de vue des revenus, de l’endettement, des conditions de travail.

Face à ces crises sociales récurrentes, l’Etat répond généralement, en ce début de mois de février, par des mesures fiscales, des allégements de charges et de normes, des mesures de soutien des prix agricoles. Si ces mesures semblent profiter à tout le monde, les plus grosses unités de production en bénéficient plus que les petites ; les premières continuent alors de « dévorer » les secondes.

Les plus grosses exploitations s’orientent vers un modèle agro-industriel : une agriculture de firme qui privilégie le plus souvent des systèmes de production simplifiés, standardisés, fortement mécanisés et automatisés. Ce modèle repose sur la monoculture, sur des parcelles de plus en plus grandes, sans arbres, sans haies, sur le recours excessif à des engrais de synthèse et à des pesticides au détriment des écosystèmes, de la diversité agricole et biologique, et de la qualité des sols et de l’eau. Il concentre la production dans des bâtiments de plus en plus grands et y réduit le vivant à une machine à produire du lait, de la viande, des œufs ou des fruits et légumes sans saveur au lourd bilan carbone. Il conduit à l’émergence d’une agriculture sans agriculteur au profit d’actionnaires intéressés par la rentabilité de leurs capitaux.

Refonder le système de rémunération

De fait, de plus en plus d’exploitations sont contrôlées par des actionnaires non agriculteurs. En conséquence, une part croissante des aides de la politique agricole commune, destinées aux travailleurs agricoles selon les textes de l’Union européenne, est distribuée à des personnes qui n’en sont pas. Cette agriculture de firme, principalement tournée vers l’export, gagne du terrain partout dans le monde à la faveur des accords de libre-échange et entraîne la réduction du nombre d’actifs agricoles, l’exode rural et l’appauvrissement des campagnes. Elle concentre et délocalise les productions au détriment des agricultures familiales et paysannes et de la souveraineté alimentaire, au nord comme au sud. De plus, elle se développe au détriment du climat, de la biodiversité, de la diversité des paysages et de la santé de tous.

Au regard de la diversité des agricultures, le système de rémunération du travail des agriculteurs doit être refondé pour tenir compte des coûts de production, qui diffèrent largement selon la taille des unités de production et selon les pratiques agricoles, et pour les protéger des divers impacts du dérèglement climatique. Par exemple, les aides à l’hectare doivent être abandonnées pour des aides plafonnées à l’actif ; le soutien à l’agriculture biologique doit permettre non seulement son maintien, mais bien son expansion. De telles mesures augmenteraient le taux de reprise des unités familiales et participeraient au renouvellement des générations, objectif que le gouvernement affiche sans se donner les moyens de l’atteindre.
Pour réussir ce renouvellement des générations, une politique structurelle digne de ce nom doit être menée pour orienter les terres vers les candidats à l’installation et les plus petits agriculteurs, et vers des pratiques agroécologiques. Les modalités d’accès à la terre, principal obstacle à l’installation, en particulier pour celles et ceux qui ne sont pas fils ou fille d’agriculteur, doivent être mieux régulées. L’attribution des terres doit s’opérer au profit d’agriculteurs en tant que personnes physiques, quels que soient le mode d’accès à la terre et le statut des unités de production.

La concentration foncière sous-estimée

Cette politique rénovée suppose de connaître les unités de production, ce qui est loin d’être le cas. [En 2022, la presse ne découvre-t-elle pas, dans la Vienne, qu’une unité de 2 121 hectares rassemble 12 « exploitations administratives »  ?] [1] Les données officielles elles-mêmes sous-estiment la concentration foncière. Un registre des unités de production doit être établi et permettre de distinguer, parmi leurs propriétaires, les investisseurs qui ne participent pas aux travaux agricoles et les véritables agriculteurs.

Le renouvellement des générations exige une politique des structures volontariste

Cette politique suppose également la révision des « schémas directeurs régionaux des exploitations agricoles ». Ceux-ci doivent prioriser, sur l’ensemble du territoire, des installations qui créent de l’emploi et de la valeur ajoutée par unité de surface, qui soient économes en intrants de synthèse, ayant des productions diversifiées et des pratiques agroécologiques et/ou celles de l’agriculture biologique. Cette régulation permettrait de passer du discours aux actes au bénéfice des producteurs et de toute la population, par exemple en reconstituant les ceintures maraîchères et fruitières autour des villes, dans le cadre de projets alimentaires territoriaux des collectivités.

Une telle régulation suppose un observatoire opérationnel des marchés fonciers qui assure la collecte et la publicité des projets de location, de vente de terres et d’actions des sociétés agricoles. Il veillera aussi aux modalités de délivrance des autorisations d’exploiter (qui constitue la base de la politique des structures), plus transparentes et participatives.

Ces autorisations doivent s’appuyer sur un critère de surface maximale (pondérée selon les productions) par agriculteur, que ce soit pour la location, l’achat de terres ou de parts sociales, et sur l’avis de commissions foncières départementales et locales. Celles-ci seront composées de représentants des agriculteurs, des collectivités locales, des associations environnementales, de consommateurs et d’associations citoyennes impliquées dans l’agriculture et l’alimentation. Cette politique va de pair avec une reconnaissance de la diversité des structures d’accompagnement à l’installation.

Réussir le renouvellement des générations en agriculture et l’indispensable transition écologique impose de réorienter la politique agricole tant européenne que nationale. Seule cette réorientation apportera des réponses durables aux crises agricoles.

Parue dans Le Monde du 5 février.

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