Chantiers, Sur le fil

« Triste 80ème anniversaire pour la Sécu ». Lettre ouverte à François Bayrou, Catherine Vautrin, Yannick Neuder et Astrid Panosyan-Bouvet.

Madame la ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles, j’ai pris connaissance hier dans le journal le Monde, des mesures que vous envisagez pour rétablir l’équilibre des comptes de l’assurance maladie, mesures qui ne font que reprendre celles que vous annonciez, Monsieur le Premier ministre, lors de la présentation, le 15 juillet, de votre « plan pluriannuel pour rééquilibrer les comptes publics« .

Motivée par l’idée de « il faut arrêter avec cette idée que l’assurance maladie « c’est gratuit, j’y ai droit » »[1], l’augmentation que vous prévoyez des franchises sur les médicaments (actes paramédicaux et transports) et les consultations médicales (radiologie ou analyse, appelée dans ce cas « participation forfaitaire ») dont le plafond annuel passerait en outre, pour chacune, à 100 € au lieu de 50 € actuellement m’a particulièrement choqué[2]. Loin de responsabiliser les assurés sociaux ces mesures ne généreront des « économies », Monsieur le ministre délégué chargé de la Santé et de l’Accès aux soins, que par les difficultés plus importantes d’accès aux soins pour les plus pauvres, et ce au moment où l’Insee vient de révéler que le taux de pauvreté n’a jamais été aussi important dans notre pays depuis 1996.

Il en sera de même pour la restriction du champ des affections de longue durée (ALD). Il serait plus justifié de contrôler si les prescriptions sont bien en rapport avec l’ALD, comme je souhaitais le faire il y a 20 ans. Au demeurant, quelle que soit la méthode cela s’analyse comme une forme de déremboursement puisque la suppression de l’exonération du ticket modérateur conduira à sa prise en charge par les complémentaires, mutuelles ou autres, dont les contributions augmenteront à due proportion. Et ce avec un triple inconvénient :

  • des difficultés d’accès aux soins, là aussi, pour celles et ceux qui ne sont pas couverts par une complémentaire : une fois de plus les seules vraies « économies » sont celles qui résultent de la moindre capacité des pauvres à être soignés (ce qui au passage génèrera des coûts supplémentaires plus tard) ;
  • un rendement moindre en termes de remboursement puisque l’Euro versé à une complémentaire génère moins de deux tiers de remboursement (avec au passage une contribution cachée, mais non solidaire à l’assurance maladie au travers des diverses taxes sur les contrats d’assurance), alors qu’il génère plus de 95% de remboursement quand il est versé à l’assurance maladie [3] ;
  • un développement des injustices puisque la contribution à la complémentaire n’est pas proportionnelle au revenu, et que, par ailleurs, elle est, pour les salariés, en partie prise en charge par les employeurs (ce qui au passage augmente d’autant leurs charges), alors qu’elle ne l’est pas pour les indépendants, les précaires ou les inactifs, notamment les retraités. De ce point de vue il vaudrait mieux pour ceux-ci une augmentation de la contribution sociale généralisée (CSG), qui est aujourd’hui inférieure à celle des actifs alors qu’ils sont en moyenne davantage consommateurs de soins et plus fréquemment en ALD, que des reports sur les complémentaires qui au final leur couteront plus cher.

Le seul avantage est purement optique : au lieu d’augmenter un prélèvement dit « obligatoire » on augmente dans des proportions plus importantes une « dépense contrainte », mais au détriment de la justice sociale et de l’efficacité économique. On est loin de la « Grande Sécu » qu’avait prôné en son temps Olivier  Véran.

Ce sera le cas aussi des mesures envisagées en matière d’arrêts de travail. Les indemnités journalières (IJ) ont un caractère fondateur pour l’assurance maladie : au moment de la création de la Sécurité sociale elles représentaient presque 50 % des dépenses de la branche, contre 10% aujourd’hui. Elles relèvent de la mutualisation du risque entre salariés mais aussi entre employeurs, ce qui justifie qu’elles soient financées par des cotisations sociales. Mais c’est une mutualisation limitée à 50% du salaire de référence et qui n’intervient qu’à partir du quatrième jour d’arrêt. Depuis la loi de mensualisation  de 1978, l’employeur est obligé de compléter les indemnités journalières à hauteur de 90 % du salaire à compter du 8ème jour d’arrêt maladie (puis à 66,66 %), mais à partir d’une ancienneté d’une année et sauf pour les travailleurs à domicile, les travailleurs saisonniers, les travailleurs intermittents et les travailleurs temporaires. Les accords collectifs peuvent organiser une prise en charge plus favorable, y compris dés le 1er jour. Ces dispositifs peuvent être portés directement par l’entreprise ou mutualisés mais dans un cadre non obligatoire. Renvoyer la prise en charge des IJ aux employeurs pour les sept premiers jours conduira à une démutualisation au détriment notamment des PME.

Ce serait évidemment pire, madame la ministre chargée du Travail et de l’Emploi auprès de Catherine Vautrin si votre proposition d’un délai de carence d’un jour non pris en charge par l’employeur (comme c’est le cas aujourd’hui pour les fonctionnaires) était retenue : perdre une journée de salaire c’est évidemment plus difficile pour celle ou celui qui a du mal à boucler ses fins de mois et peut conduire à la précarité. Comme d’ailleurs quand on ne touche que les IJ et pas de complément de l’employeur.

Bien sûr il faut lutter contre les arrêts de complaisance, qui sont la plupart du temps des arrêts de courte durée, mais la punition collective n’est pas la bonne solution pour cela. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ces délais de carence avaient été supprimés pour le Covid. La seule bonne solution c’est le contrôle des prescripteurs comme je l’avais engagé avec un réel succès en 2003. Quand à la progression des arrêts longs elle relève de multiples facteurs (parmi lesquels il faut citer le report de l’âge légal de la retraite, le Covid et ses conséquences en termes de santé mentale ou de Covid long, l’augmentation des risques psychosociaux) qu’il faudrait analyser avant de se lancer dans des actions coercitives contre les patients et les prescripteurs, comme a commencé à le faire l’assurance maladie, sans tact ni mesure, avec la mise sous objectifs des médecins.

Vous justifiez ces mesures par l’objectif de générer des économies à hauteur de 5 milliards par rapport à la croissance spontanée des dépenses et amener la croissance de l’Objectif national de dépense d’assurance maladie (Ondam) à moins de 2% l’année prochaine et, on suppose, sur plusieurs années, de façon à réduire chaque année un peu plus le déficit de la branche maladie.

Evidemment on voit mal comment, dans ces conditions, on pourrait financer le « droit opposable » aux soins palliatifs qui a été voté par le Parlement (et on comprend mieux pourquoi vous vous y étiez opposée). Sans parler du financement du « 5ème risque » dont on sait qu’il est notoirement insuffisant pour garantir une prise en charge correcte de la dépendance des personnes âgées.

Non seulement ces mesures sont profondément injustes mais elles risquent aussi d’être inefficaces pour atteindre l’objectif : il faudrait pour cela multiplier par deux le rendement des franchises et autres participations forfaitaires et réduire de 10% les dépenses sur les ALD et les arrêts de travail. Et à supposer que vous y arriviez -à quel prix !- la première année, ce ne serait pas reproductible les années suivantes.

En fait, programmer un taux de croissance de l’Ondam de moins de 2% c’est revenir, en pire, à la situation qui a prévalu entre 2008 et 2019 avec un taux de croissance légèrement supérieur à 2 %, une période que j’ai qualifiée de « decennium horribilis » et qui explique largement les nombreuses crises de notre système de santé (urgences, psychiatrie, hôpital, etc…) que le Covid a révélé de façon dramatique ; avec une maîtrise de la dépense reposant principalement sur des dispositifs tarifaires et avec les conséquences que l’on a vues sur les rémunérations des personnels soignants à l’hôpital. Les mêmes objectifs produisant les mêmes effets on ne pourra y arriver qu’en exerçant une pression plus forte encore sur la rémunération des personnels soignants alors que le rattrapage, partiel, du Ségur de la santé (13 Mds €) n’a pas été, comme vous l’admettez vous-même,  intégré dans l’Ondam et explique, à lui seul, le déficit 2024 de l’assurance maladie.

Monsieur le Premier ministre, Mesdames et Monsieur les ministres, si vous souhaitiez réellement faire un plan pluriannuel de retour à l’équilibre de l’assurance maladie, comme on aurait pu l’espérer, il aurait d’abord fallu commencer par un volet recette. De façon à solder les déficits -et éviter un nouveau report futur sur la Caisse d’amortissement de la dette sociale-, notamment ceux liés au Ségur de la santé, et à couvrir l’écart entre la croissance normale des dépenses de santé et celle du PIB en attendant que des mesures de rationalisation permette de le réduire.

Bien sûr la taxation des plus riches ne suffira pas et surtout doit être utilisée à d’autres fins (notamment pour équilibrer le budget de l’Etat). La solution la plus juste et la plus efficace est la CSG, cette belle invention de Michel Rocard et dont l’affectation au remboursement des soins est cohérente avec le caractère universel de la couverture maladie. En commençant, mais en l’expliquant, par aligner la CSG des retraités sur celle des actifs pour les raisons évoquées plus haut. Mieux vaudrait cela qu’une année blanche sur les retraites.

Cette ressource peut utilement être complétée par deux autres :

  • d’une part une taxation résolue des produits qui ont un impact négatif sur la santé, à l’image de ce qui a été fait pour le tabac, notamment pour les produits alcoolisés et sucrés : outre l’effet préventif, il s’agit de couvrir, en partie, les externalités négatives pour l’assurance maladie de ces produits ; je vous suggère un slogan : « plutôt des accises que des franchises » ;
  • d’autre part une taxation des profits excessifs faits sur la santé par les opérateurs financiarisés, y compris l’industrie pharmaceutique : cela sera au moins aussi efficace que les baisses tarifaires et limitera les comportements motivés par la seule cupidité, comme on le voit régulièrement dans ces différents secteurs.

Bien sûr il faut aussi prévoir un plan de maîtrise de la dépense et revenir pour cela aux principes de la maîtrise dite « médicalisée » (que je préfère pour ma part appeler « régulation médico-économique »), et qui ont été abandonnés à la mi temps des années 2000. Principes [4] dont je me réjouis qu’ils aient été repris récemment par Nicolas Revel, dans la note qu’il a commise pour Terra Nova, « La santé des Français : sortir de l’impasse » .  Cela suppose de responsabiliser non pas seulement les patients mais aussi, et d’abord, les prescripteurs, comme je l’avais fait en son temps avec la campagne « Les antibiotiques c’est pas automatique ». Cela suppose un investissement intellectuel mais aussi en moyen humain et en système d’information de la part de l’assurance maladie, en coopération avec la Haute autorité de santé (HAS), de façon à ce qu’elle fasse son boulot de régulation fine. Tout cela mériterait des développements qu’il serait trop long d’exposer ici [5].

Monsieur le Premier ministre, Mesdames et Monsieur les ministres, bien que retraité, je reste à votre disposition sur ces sujets et vous prie de croire en ma très républicaine considération.

Daniel Lenoir, ancien directeur général de la Caisse nationale d’assurance maladie (2002-2004), inspecteur général honoraire des affaires sociales.

Les Contamines Montjoie, le 27 juillet 2025

 

[1] Je me permet d’ajouter que c’est moi qui, à la demande de Xavier Bertrand, ait proposé et mis en place le système qui consiste à ce que ces franchises soit déduites sur les remboursements ultérieures, les médecins libéraux se refusant à encaisser le 1€ que Jean-Pierre Raffarin a voulu instituer en 2004 et dont j’avais proposé à François Hollande et à Marisol Touraine en 2012 de le supprimer. J’observe que ce sont seulement les pharmaciens qui seront chargés d’encaisser cette franchise et que vous exonérerez à nouveau les médecins de cette obligation.

[2] Je dois dire que je n’ai pas compris comment vous pouviez considérer que « nous serons à 8 € maximum par mois ». Certes 100 € divisé par 12 cela fait 8,33 € (en moyenne, car sur un mois cela peut être supérieur), mais comme il y a deux franchises (celle sur les médicaments et celles sur les consultations) en fait cela fera 16,67 € (en moyenne).

[3] Voir à ce sujet sur ce blogue Les déremboursements : une aberration économique et sociale. 

[4] Principes qui sont issus notamment des travaux du regretté Claude Béraud à l’époque médecin conseil national de la Cnam dans son rapport de 1992  « La sécu c’est bien, en abuser ça craint »  et dont les constats avaient inspiré mon action et celle de mon prédécesseur Gilles Johanet.

[5] Voir à ce sujet sur ce blogue Ondam quand tu nous tiens : le retour de la maîtrise médicalisée.

 

 

 

 

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