Lu, vu, entendu, Sur le fil

Qu’est-ce que la vérité (2) : Y a-t-il une vérité en histoire ? (à l’occasion des 40 ans de la revue L’histoire)

Passionné par l’histoire, je suis lecteur de la revue éponyme depuis sa création en 1978 et ai rarement raté un numéro. Celui des quarante ans revient sur les controverses qui ont agité la discipline au cours des quatre décennies et se conclue par un bel article de Patrick Boucheron sur les rapports entre l’histoire et la vérité : « Y a-t-il une vérité en histoire ? » rejoint mes réflexions sur la question de la vérité publiées sur ce blogue, il y a un an et demi. Cela m’a donné envie d’y revenir à partir de la question des « faits alternatifs » d’aujourd’hui, qui font écho -sorte de concordance des temps– aux thèses révisionnistes dont on « célèbre » également le triste quarantième anniversaire.

Qu’est-ce que la vérité (2) : y a-t-il une vérité en histoire ?

(à l’occasion des 40 ans de la revue L’histoire)

« Un spectre hante le monde : le spectre de la post-vérité » : plagiant le Marx (et Engels) du Manifeste, Patrick Boucheron aborde la question du mensonge en politique, des « bullshit », qu’il traduit plaisamment (j’allais dire avec un parfum suranné, ou « vintage » dirait-on aujourd’hui) les « bobards », en reprenant une expression de Marc Bloch dans ses « Réflexions sur les fausses nouvelles de la guerre« . « Plus que le mensonge, le bobard blesse la vérité » : vérité en politique, qui réouvre la question de la vérité historique et donc de la vérité en histoire. Question relancée justement il y a quarante ans, au moment de la création de la revue par l’offensive négationniste de Robert Faurisson, et ses soit disant thèses sur « le problème des chambres à gaz ».

Le rejet, justifié, de l’histoire positiviste du XIXème siècle, a conduit à une sorte de relativisme généralisé, pour lequel il est difficile de séparer l’énoncé des faits de leur interprétation. Et c’est vrai que même écrite de la façon la plus neutre qui soit, avec des phrases ne comportant que sujet, verbe et complément(s) -du genre : « Hitler a pris le pouvoir le 30 janvier 1933 » ou « Jésus a été crucifié au début du premier siècle », ou encore « La catastrophe de Liévin a fait 42 victimes le 27 décembre 1974 »-, le choix des faits qui sont décrits, le choix des verbes, comme le choix des sujets et des compléments, sont déjà des choix, parmi l’infinité des choix possibles, qui constituent déjà en eux mêmes une interprétation.

De ce point de vue, « l’histoire » romancée, comme celle de cet « ordre du jour » qui a contribué à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, écrite par Eric Vuillard, ou celle du « royaume » consécutif à la mort de Jésus, écrite par Emmanuel Carrère, ou, dans une moindre mesure puisqu’il y a des personnages inventés, celle du « jour d’avant » la catastrophe de Liévin écrite par Sorj Chalandon, peut sembler participer du travail d’historien, en écrivant des faits possibles à partir de faits avérés. Mais ce ne sont pas pour autant des « alternative facts », et surtout ils se présentent comme romans, et non comme histoire. Il y a surement une vérité romanesque, et de ce point de vue il y a de la vérité dans ces trois romans, mais elle n’est pas du même ordre que la vérité historique : elle ne se présente pas comme alternative, mais comme complémentaire, éclairante ; elle se présente comme cohérente avec les faits avérés, les relis comme une histoire, comme un roman, les relie par des faits imaginés, qui en donnent une logique, et donc une interprétation ; c’est un travail de romancier et non d’historien, et il serait d’ailleurs intéressant de s’interroger sur l’importance et le succès de ce genre dans le roman d’aujourd’hui mais là n’est pas mon propos ici.

Tout autre est la notion de « faits alternatifs », « bien mal nommés (comme l’indique à juste titre Patrick Boucheron), puisqu’il n’y a pas d’alternative au fait d’avoir lieu ou pas« . Face à une attitude intellectuelle, qui constitue une sorte d’hyper relativisme, et qui conduit à considérer comme vrai ce qui aurait pu arriver et ce même si c’est faux (alternative facts), ou à contester des faits avérés au motif que toute opinion est défendable (négationnisme), et qui alimente les théories du complot, les « fake news », et autres « bobards », il faut continuer cette recherche de la vérité en histoire.

Bien sûr, comme le disait Paul Ricœur, « la vérité en histoire reste en suspens, plausible, probable, contestable, bref toujours en cours de réécriture« , et c’est ce côté contestable, réfutable pour reprendre le célèbre critère de Karl Popper, qui fait que l’histoire, même si ce n’est pas à proprement parler une science comme l’imaginait les positivistes et les marxistes, doit s’appuyer sur des méthodes scientifiques, et fournir ainsi des éléments à l’ensemble des sciences humaines (économie, sociologie, mais aussi anthropologie et psychologie). En histoire, comme dans tous les autres domaines de la connaissance humaine, il n’y a de vérités que provisoires, fragiles et même, je crois, multiples, voire contradictoires.  On  doit accepter donc que plusieurs vérités, au sens de l’interprétation qui est donnée des faits, comme en physique des observations, peuvent coexister et être, à un moment donné, également juste.

Mais je crois aussi, et je trouve que Patrick Boucheron ne le dit pas assez clairement, qu’elle doit établir, de façon certaine, les faits qu’elle met sous le lampadaire, qu’elle choisit de mettre sous le lampadaire, « se raccrocher à cette vieillerie, « le réel », « ce qui s’est authentiquement passé » » comme disait Michel de Certeau citant Ranke, et ce pour rejeter ce qui est non pas une vérité possible, mais tout bonnement, une non vérité, autrement dit un mensonge. Ces « méchants faits » qui, comme disait justement Marc Bloch, « détruisent les belles théories« , comme aussi, s’agissant du révisionnisme, les plus abjectes.

Paris, le 6 mai 2018

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *