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Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (4) : La métamorphose de Plodémet, ou « quand ça paraît compliqué, c’est que c’est complexe »

La métamorphose de  Plodémet (en fait Plozévet) n’était pas le livre d’Edgar Morin que j’avais spontanément cité, comme l’un des sept livres qui ont marqué ma pensée de l’action, en réponse à mon interlocuteur de l’été 2016 : j’avais cité spontanément plusieurs de ses ouvrages sur la complexité, tous issus de sa grande quête, cette aventure de la méthode à laquelle il a consacré une partie de sa vie. Mais c’est le premier que j’ai lu de lui, sur la suggestion de Jean-Pierre Prod’homme, quand je suis passé de l’agronomie à la sociologie, en passant par la sociologie rurale. Et c’est ce livre qui m’a fait rencontrer pour la première fois, par la lecture, un des penseurs qui m’a le plus marqué dans mon itinéraire intellectuel, et notamment pour ma philosophie de l’action.

Dix livres qui ont nourri ma pensée de l’action (4)

La métamorphose de Plodémet, ou …

« quand ça paraît compliqué, c’est que c’est complexe »

Même si les résultats de la sociologie sont souvent décevants, que ce soit en capacité d’explication ou en capacité de prévision (mais celle de l’économie le sont tout autant, et je suis convaincu que c’est lié à la complexité du domaine, l’analyse des comportement humains, qu’elles se sont données l’une et l’autre comme objets), je continue à penser que la connaissance et l’explication des « faits sociaux » est une nécessité, scientifique, mais aussi pour l’action publique.

C’est vrai aussi qu’une approche par trop « compréhensive » de ces faits sociaux a pu donner, de la part de certains sociologues le sentiment, l’impression, qu’ils contribuaient à la culture de l’excuse. Expliquer n’est pas excuser, et même si la sociologie est en partie issue du droit, elle n’est pas là pour établir une norme, ni, a fortiori, pour porter un jugement. Expliquer le mécanisme de la grippe n’excuse en rien le virus. Comme pour le rapport entre la biologie et la médecine, il faut accepter des sciences sociales d’un côté, qui expliquent sans juger, et donc sans excuser, et la politique, qui cherche à soigner ce que Durkheim appelait lui-même les formes d’anomie. Ce en quoi, il n’était pas purement sociologue : mais, en même temps, peut-on être purement sociologue.

Considérer qu’un phénomène social a un caractère pathologique, comme par exemple la radicalisation djihadiste, relève d’un jugement de valeur, totalement légitime, mais qui ne repose pas sur une considération scientifique. Analyser ce phénomène de radicalisation relève d’une démarche scientifique qui ne l’excuse ni ne le condamne, mais permet probablement de trouver des méthodes plus efficaces pour lutter contre le phénomène, comme la recherche en biologie a permis d’améliorer (pas encore suffisamment au demeurant) la production de médicaments ou d’aliments. Autrement dit la « science » politique, je préfère pour ma part dire « les politiques publiques« , est à la sociologie ce que l’agronomie et la médecine sont à la biologie, et il faut éviter, comme aurait dit Pascal, ou derrière lui Comte-Sponville, « la confusion des ordres ».

Le débat fait rage aujourd’hui entre les sociologues sur le rapport de leur discipline avec la science, comme avec l’action publique ou l’engagement politique. Symbolisé par les échanges, parfois polémiques, entre Bernard Lahire et Gérald Bronner, lointain écho des oppositions entre les disciples de Durkheim et ceux de Weber, entre ceux de Bourdieu, et ceux à qui Bourdieu donnait des boutons, et j’en faisais partie, mais qui n’ont jamais vraiment eu de maître (ou dois-je dire, à la façon de Pierre Dac, de mètre) à pensée. En fait ce débat est double : au risque de caricaturer, d’un côté il y a celui de la conception de l’explication sociologique, la question du « déterminisme social », qui s’oppose à l’existence d’une partieau moins  de « libre arbitre », en tous cas d’une part de détermination individuelle des destins, et de l’autre la question du débouché politique de la sociologie, soit comme critique radicale de la société, soit comme conseillère du prince.

Je suis venu à la sociologie par la sociologie rurale  et par Jean-Pierre Prod’homme qui l’enseignait à l’Agro et en suivant le séminaire de Placide Rambaud à l’EHESS. J’ai tiré des fils, dans un désordre apparent : ceux principalement de la diffusion des savoirs et des innovations en agriculture mais n’ai pas poursuivi le projet de thèse que je n’ai jamais réussi à vraiment définir sur ce sujet. Cette période de papillonnage m’a permis de toucher en tirant le fil de la modernité commencé avec Plozévet, à la modernisation de l’agriculture, à la fin des paysans, aux rapports entre « le technocrate et le paysan« , au développement agricole (sur lequel j’ai écrit avec Marianne Cerf, un « Que sais-je ? »), au développement rural, à l’histoire rurale (notamment à Troissy, dans la Marne où j’ai fait une enquête « terrain », l’année de la parution du Cheval d’orgueil, qui m’avait inspiré et me ramenait au pays bigouden), à la sociologie des organisations agricoles, à celle des dirigeants paysans, à l’aménagement du territoire, au développement local, et, en même temps, de découvrir les travaux d’Emile Durkheim sur la division du travail, mais aussi de Georges Gurvitch sur les classes sociales, de Paul Henri Chombart de Lauwe sur la ville, de Georges Friedman sur le travail humain, de Michel Crozier sur la bureaucratie comme aussi de Lucien Sfez sur la décision, de Ludwig von Bertallanffy sur la théorie des systèmes, de Didier Anzieu sur les groupes restreints et bien d’autres encore.

C’est plus tard, en enseignant l’économie du développement, de l’aménagement et de l’environnement que j’ai compris le fil qui réunissait tous ces centres d’intérêt, à l’époque fragmentaires, et à me définir comme définitivement « hétérodoxe », en économie comme en sociologie. Cette approche, iransdisciplinaire, mais également « macroscopique » par référence au livre de Joel de Rosnay, s’est consolidée avec la fréquentation de la théorie de la complexité, où j’ai retrouvé Edgar Morin. J’avais effleuré le début de son considérable travail sur la méthode, cette aventure, qui en avait fait sourire plus d’un dans les années soixante-dix. Visant à réconcilier Descartes, « diviser chacune des difficultés que j’examinerai en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre », et Pascal, « je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties », même si elle a souvent été caricaturée sous l’adage, digne de Raymond Devos, de « Tout est dans tout et réciproquement ».

Mais deux autres aspects me rattachent à Edgar Morin. Et d’abord son engagement européen. Il est un des rares à avoir cherché à penser l’Europe: « l’Europe, comme toute notion importante, se définit non par ses frontières, qui sont floues et changeantes, mais par ce qui l’organise et produit son originalité« . Engagement que j’ai fait mien et qui m’avais conduit, dans le sillage de Jacques Delors, à promouvoir l’Europe sociale et à proposer de la dépasser ans le cadre d’une Union sociale.

Le second c’est son itinéraire politique : engagé dans la résistance, flirtant avec le communisme, mais attaché et revenant à une forme de socialisme humaniste, celui de Socialisme ou barbarie, celui du PSU, tentative avortée de construire un parti socialiste qui ne renie ni l’utopie socialiste, ni un regard réaliste sur les société humaines; ni l’aspiration à la justice sociale et à l’égalité, ni le respect des liberté, cette utopie réaliste, qui était aussi celle de Michel Rocard et de son « Parler vrai » (dont on a hélas trop abusé, et auquel je préfère désormais, comme Jeanne Bordeau, le « parler juste ») ; et dont je visitais, au moment où j’écrivais ces lignes il y a deux ans, le lieu de la dernière demeure à Monticello, en Balagne.

Utopie réaliste qui s’est traduite dans le manifeste convivialiste, lancé par nombre de mes amis et qu’a soutenu Edgard Morin, et auquel je me suis associé.

Piéve, août 2016 – Paris; le 23 février 2018

Prochain livre : Des choses cachées depuis la fondation du monde

 

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