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Sur les « dérives de l’algorithme des caisses d’allocation familiale » (suite au dossier du Monde du 4 décembre 2023)

Pour cause de Covid long [1],  j’ai mis plus d’une semaine à réagir au dossier paru lundi 4 décembre dans le journal Le Monde et où je suis largement cité.

Constitué de deux articles Enquête sur les dérives de l’algorithme des caisses d’allocations familiales et Dans la vie de Juliette, mère isolée, précaire et cible de l’algorithme des CAFle dossier reprend en grande partie les reproches faits par l’association La quadrature du net sur le soit disant « algorithme de la honte », même si c’est dans des termes plus nuancés et mieux documentés.

Malheureusement, et comme les militants de la Quadrature du net, les journalistes décodeurs concentrent leur attention (et leurs critiques) sur ce fameux « algorithme » qui devient ainsi le bouc émissaire facile de toutes les dérives du système ; cela résulte d’un biais cognitif bien connu et largement partagé dans la population : le biais de confirmation « qui consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses, ou à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions ».

A preuve, le fait de n’avoir pas retenu l’autre citation que j’avais également validée “L’idée de départ, c’était de mieux cibler les contrôles. L’objectif n’était pas de cibler plus tel ou tel type d’allocataire, mais d’identifier les variables associées aux risques les plus significatifs de fraude ou d’abus. D’ailleurs, je me suis toujours refusé à rentrer dans ce qu’il y avait dans la « boîte noire » élaborée par les statisticiens (sauf pour supprimer la variable « nationalité ») pour éviter la tentation du profilage. Mais par définition les contrôles ciblent davantage les prestations sous condition de ressources (donc destinées aux plus pauvres) que les autres : le problème ce n’est pas l’algorithme ce sont les prestations.”

Le texte qui suit n’est pas un droit de réponse puisque rien de ce qui a été rapporté n’est faux et que rien de ce que j’ai dit n’a été déformé, mais une mise au point par rapport à ce qui me paraît être une grave erreur de diagnostic. Grave car à dénoncer les dérives de ce qui n’est qu’un outil on ne s’intéresse pas à la cause réelle des problèmes ; et on risque de déchanter quand il s’agira de mettre en place une politique publique alternative.

  1. Le terme d’algorithme [2] donne le sentiment d’un système de surveillance des allocataires analogue au Crédit social chinois et plus encore d’un logiciel qui décide de qui est  fraudeur ou non. Or cela n’a rien à voir : il ne s’agit pas de surveiller les allocataires et encore moins de déterminer qui est fraudeur ou non, mais d’améliorer le ciblage des contrôles.
  2. Il y a là un biais malheureusement  fréquent chez les humains : la difficulté à raisonner en termes probabilistes et non déterministes. Ce n’est malheureusement pas le seul sujet : il suffit de voir l’interprétation des sondages ou des enquêtes sociologiques, où un simple pourcentage suffit à inférer une détermination sociale ou, plus généralement, l’interprétation des corrélations en termes de relation de cause à effet.
  3. Or le dispositif a été développé pour mieux cibler les actions publiques, quelles qu’elles soient, en s’appuyant sur la théorie des probabilités et en utilisant des techniques dites de data mining. C’est pour la même raison qu’à la Cnam, j’avais, avec un succès immédiat, ciblé les contrôles d’arrêts de travail sur les gros prescripteurs : un gros prescripteur n’est pas nécessairement un distributeur d’arrêts de travail de complaisance avais-je répondu aux administrateurs de la Cnam et aux représentants des syndicats médicaux qui m’interrogeaient à ce sujet, mais la probabilité de tomber sur l’un d’entre eux est plus forte quand on cible les contrôles sur les gros prescripteurs.
  4. Normalement donc, seul le contrôle effectué par un humain compétent permet de déterminer si il y a une erreur, et si c’est un indu de vérifier si celle-ci est volontaire (et donc « frauduleuse » dans la terminologie qui s’est imposée sous l’influence des sarkozistes [3]  ou abusive).  Peut-être y a-t-il eu une première cause de dérives, dans la mesure où le ciblage a été finalement assimilé à une suspicion, comme je l’indique dans l’article. C’est d’ailleurs pour éviter ce type de dérive que j’avais mis en place une charte des contrôles. Une dérive qui a pu être amplifiée aussi de la fixation d’objectifs quantifiés en matière de lutte contre la fraude [4].
  5. Pour revenir sur l’utilité du ciblage des politiques publiques, les défenseurs de la sécurité sociale dont je revendique de faire partie, feraient mieux, plutôt que de dénoncer sans nuance le dispositif mis au point par la Cnaf de demander à l’Acoss d’utiliser massivement les techniques de « datamining » pour lutter contre la principale fraude sociale, celle aux cotisations, ce qui je crois n’a pas encore été fait malgré les recommandations de la Cour des comptes sur le sujet.
  6. Par ailleurs le ciblage peut concerner d’autres politiques que la lutte contre la fraude, et notamment l’accès au droit : c’est cette même technique de datamining que j’avais expérimenté pour identifier les personnes ne recourant pas à leurs droits (un tiers environ du total pour le seul RSA avec des dépenses supplémentaires bien supérieure à celles qui peuvent être récupérées via la lutte contre la fraude … ce qui explique surement le faible investissement dans la politique d’accès au droit).
  7. On voit bien que ce n’est pas l’outil qui est en cause mais la politique mise en œuvre, et que l’outil lui-même peut être utilisé pour divers types de politiques. Il est incontestable à cet égard que la focale mise sur la lutte contre la fraude aux prestations sous condition de ressource et l’évolution du ciblage vers la suspicion révèlent une forme de « pauvrophobie », pour reprendre le terme de Thomas Piketty, de la part de l’exécutif qui explique largement la dérive dans l’usage de l’outil.
  8. Cette dérive est en outre amplifiée, comme le dénonce également Thomas Piketty, par la pression sur les moyens, notamment humains, des Caf, dans le cadre de la COG 2018-2022 [5], pression qui a généré nombre de dysfonctionnements : multiplication des erreurs (et donc des indus), diminution de la ligne de contact avec le public, et donc diminution de l’accompagnement numérique, et probablement dérive des contrôles.
  9. Mais au delà des graves dérives du système, je maintiens que le problème principal, c’est celui du système prestataire avec ses incohérences [6], ses effets de seuil, et qui, surtout, repose sur l’idée que, comme aux guichets des monastères médiévaux tel que les décrivait par Bronislaw Geremek, il faut vérifier que les  pauvres sont bien pauvres, et qu’il s’agit de surcroit d’une « pauvreté légitime » [7].  C’est effectivement ce que sont amenées à faire aujourd’hui les Caf, mais parce que c’est la loi [7]. C’est donc la loi et non l’algorithme qu’il faut changer.
  10. Il faut ajouter le montant généralement insuffisant des minima sociaux pour assurer un minimum vital [9], qui explique largement une partie de cette « fraude » que j’avais d’ailleurs été amené, en son temps, à qualifier de « fraude de survie » : quand le fait d’avoir eu la chance d’avoir un revenu d’activité au cours de la période précédente mais que cela conduit à diminuer la prestation, on comprend facilement certains « oublis » de déclaration. Le phénomène a d’ailleurs été accentué avec la contemporéanisation des allocations familiales  qui a conduit à calculer leur montant sur les revenus du dernier trimestre, alors que c’était sur l’année (n-2) auparavant
  11. C’est l’ensemble de ces considérations qui m’avaient conduit surtout :
    1. d’une part à proposer un versement automatique des prestations (devenu depuis « solidarité à la source ») de façon à se donner les moyens de régler le lancinant problème de l’accès au droit ;
    2. d’autre part et surtout à préconiser de substituer à ce système complexe et illisible, conçu comme un filet de sécurité (mais hélas avec des trous immenses), une allocation universelle (de type revenu de base) assurant un continuum socio-fiscal sur toutes l’échelle des revenus, harmonisant et rendant visible dans une logique de solidarité, les aides dont bénéficient l’ensemble des ménages, y compris les plus riches.

Mais tout cela mériterait d’autres développements.

Paris, Croulebarbe, 4-13 décembre 2023

[1] Et qui explique mon soit disant « embarras » devant les interviewers-décodeurs, embarras qui reflète surtout ma colère sur les dérives dont ont été l’objet les politiques que j’ai largement contribué à mettre en place, ainsi que, je dois bien le dire, le sentiment que mes arguments ne portaient pas face au biais cognitif que j’évoque ci-dessous.

[2] « Un algorithme est une suite finie et non ambiguë d’instructions et d’opérations permettant de résoudre une classe de problèmes ». Il ne s’agit pas dans le cas du dispositif de la Cnaf d’une suite d’opérations mais d’une méthode de tirage au sort reposant sur des tests statistiques.

[3] Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer ici, je préférais il y a vingt ans utiliser le terme d’abus, plutôt que de fraude (et mon principal regret est de m’être, comme tout le monde, laissé influencé par cette terminologie et d’avoir laissé se développer l’idéologie sous-jacente). Ce terme a été imposé par mon successeur à la Cnam pour caresser dans le sens du poil une opinion publique qui a la fâcheuse tendance à considérer que la fraude est la principale cause du déficit de la sécu. Le fraudeur, utile bouc émissaire de l’opinion pour éviter de s’interroger sur ses propres responsabilité, c’est évidemment l’autre.

Cela dit, et comme l’indique l’article du Monde, j’ai voulu montrer que les prestations des Caf faisaient l’objet de contrôle, non pour l’enjeu financier assez limité, mais pour contrebattre l’idée reçue qu’elles ne le sont pas ce qui alimente la remise en cause du consentement à la solidarité : la « fraude ressentie » alimente ce qu’un sociologue ami mien appelle l’injustice de proximité.

[4] Autre dérive sarkoziste issu du « new public management«  (nouvelle gestion publique)  : on a vu ce qu’il en était en matière de lutte contre la délinquance, quand l’indicateur (le nombre de contravention dressée) prend le pas sur l’objectif (mieux lutter contre la délinquance).

[5] A cet égard, j’ai mieux compris en voyant les résultats de cette COG (« les restitutions d’effectifs demandées à la CNAF ont été trop élevées au regard des charges et des gains de productivité possibles ») et surtout la multitude des cas remontés par « Changer de cap » (que j’ai rencontré dès le début de leur enquête) le pourquoi de mon éviction de la direction générale de la Cnaf (éviction qui m’avait d’autant plus surpris que j’avais participé sur la sollicitation de Jean Pisani-Ferry à l’élaboration du programme d’Emmanuel Macron en 2017 où j’avais introduit ce qui est devenu « la solidarité à la source », la mise en place d’un dispositif efficace de paiement des pensions alimentaires, ou encore les éléments de ce qui deviendra le plan de lutte contre la pauvreté de 2018). Il suffisait de lire ma réponse à l’évaluation de la COG 2013-2017 pour comprendre que je n’aurais jamais accepté de signer celle qui a été signée ensuite.

[6] Je ne peux pas m’empêcher de citer comme exemple le cas tragique du suicide d’Emilie Loridan dont j’ai eu à connaître en 2016 .Le contrôle n’avait pas conclut à une fraude mais à une erreur puisque l’allocataire avait touché l’allocation d’éducation aux enfants handicapés (AEEH) , alors qu’elle aurait dû toucher l’allocation équivalente belge, qui elle même était intégrée dans la base de ressource pour le RSA, alors que l’AEEH ne l’est pas.

[7] C’est ce qui m’avait conduit à refuser toute forme de profilage des allocataires dans mes réponses aux journalistes, car le système conduit à ce que les prestations sur lesquels les « risques financiers » (au sens où l’utilise la Cour des comptes quand elle procède à la certification des comptes) sont les plus importants  sont les prestations sous conditions de ressource (et dans une moindre mesure celles sous conditions d’isolement), et que par voie de conséquence le dispositif cible par définition ces prestations plus que les autres ; ce qui ne veut pas dire que les pauvres, les handicapés, les familles monoparentales …. bénéficiaires de ces prestations sont plus fraudeurs que les autres.

[8] C’est ce que j’avais été amené à répondre à une secrétaire d’Etat du gouvernement Hollande qui m’interpelait sur les contrôles intrusifs auxquels les Caf étaient amenés à procéder pour vérifier le respect de le respect de la condition d’isolement des allocataires bénéficiant de la majoration pour « parent isolé » du RSA. Et que la seule façon d’éviter cela était d’individualiser les prestations (comme cela a été fait depuis pour l’AAH) comme d’ailleurs l’IRPP, … ce qui dépendait davantage d’elle que de moi.

[9] Comme le signalent régulièrement les associations de solidarité membres du comité Alerte. Ainsi dans son dernier rapport sur L’état de la pauvreté en France  le Secours catholique préconise d’« assurer des « moyens convenables d’existence » (Préambule de la Constitution) aux personnes sans emploi. Ce qui suppose d’indexer les minimas sociaux sur le Smic et de revaloriser et d’étendre le RSA, de sorte qu’il permette a minima à tout adulte en situation régulière de sortir de l’extrême pauvreté (807 euros5 par mois pour une personne seule en 2022). Le RSA ne représente plus guère que 40 % du Smic contre 50 % à la création du RMI ».

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